G. Touman L Egar

Ñîôèÿ Âàëåíòèíîâíà Ñèíèöêàÿ
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G.TOUMAN
(G. Karpman)
   
;L’EGARE
 
;Il y a longtemps, j’avais un ami peintre. Il m’appelle au secours. ;C’;tait un dimanche matin d’;t;.
;Voici l’affaire: Il est tr;s ennuy; car il a cass; l’unique clef de sa vieille deux chevaux et il demande si je ne peux pas le sauver. Il s’agit de l’emmener dans un coin de Paris que je ne connais pas du tout, avec ma vieille deux chevaux ; moi, qui a le m;rite d’avoir deux clefs, l’une bien tordue, mais l’autre en un seul morceau et qui fonctionne. Un type qu’il conna;t lui refera une clef et il pourra ainsi partir en vacances comme pr;vu demain matin d;s l’aube.
;Je ne pouvais pas m’en tirer en lui pr;tant ma voiture en toute simplicit;, car il habite ce qui ressemble encore ; un village, dans un sud lointain de Paris, ; bonne distance de chez moi.
;Il n’y a qu’une solution, que j’aille le retrouver et comme je ne veux pas l’attendre pendant qu’il fera l’aller et retour ; Paris, autant l’accompagner, nous parlerons en chemin.
;Nous atteignons la capitale avec la sage lenteur d’une deux chevaux bien fatigu;e. Arriv;s aux boulevards des mar;chaux, je lui demande le nom de la rue o; nous attend son serrurier. Il n’en sait rien, n’a jamais connu son adresse.
;Dans ma t;te d;filent tous les pr;jug;s sur les artistes et leur nonchalance oppos;e au s;rieux des scientifiques.
;De plus, la patience n’est pas une de mes vertus, mais avant de r;agir, je me m;fie tout de m;me et m’efforce de ne pas m’;nerver trop vite, m;me si on venait de faire quarante bons kilom;tres en apparence pour rien.
; C’est que j’ai souvent ;t; pris ; contre pied par mon ami peintre en raison de mes jugements rapides mais sans nuances et de ses r;actions lentes mais toujours judicieuses.
;Je lui demande ce que nous allons faire, chercher, par exemple, un t;l;phone pour appeler sa femme qui, elle, sait peut-;tre, et qui esp;rons-le sera revenue du march; (proposition parfaitement perfide de ma part). J’avais encore mal compris. Sa femme n’avait aucune raison de conna;tre l’adresse de son copain serrurier, mais lui savait tr;s bien comment y aller.
;Il expliqua alors qu’il ne retenait jamais les adresses, mais toujours les chemins. Cela impliquait qu’il m;morisait le dessin des fa;ades des maisons, leurs couleurs, le mat;riau dont elles ;taient faites, il se souvenait de l’aspect des rues, de leurs trottoirs, des magasins. Il voyait devant ses yeux le dessin des places et des avenues, il se souvenait des arbres, de la forme des r;verb;res, des bancs, de l’emplacement des fontaines. Il savait se d;placer en ville comme un paysan dans sa campagne.
;En effet, il nous a parfaitement bien dirig; o; il le fallait. Il me disait, attend on va bient;t tourner ;  droite. Il me d;crivait alors une maison qui faisait l’angle, et elle y ;tait comme il l’avait vue, on tournait et apr;s on allait jusqu’; un petit square, en face duquel il y avait une boulangerie ; la devanture marron peinte ; l’ancienne. En poursuivant ainsi, de magasin en placettes, en coins de rue tous remarquables pour lui, nous sommes arriv;s ; bon port. Son ami habitait une bicoque situ;e dans une rue sans gr;ce, ; qui il en trouvait pourtant. Rien ne lui ;chappait car il aimait d;nicher la beaut; dans les moindres recoins.
 ;Pendant que son copain serrurier allait travailler sur cette fichue cl;, en ce temps l;, c’;tait long, les ”mister mint” n’existaient pas, il me proposa d’aller prendre l’ap;ritif dans un “vrai bistrot”, avec un zinc en zinc, et une salle o; de fines colonnes soutenaient un plafond couleur de fum;e.;
J’ai retenu cette histoire en me disant que c’;tait certainement l; une le;on. Je ne voyais pas trop pourquoi, mais c’en ;tait une, j’en ;tais s;r. J’avais au moins appris qu’on pouvait s’orienter dans le monde de diff;rentes fa;ons, mais il y avait peut-;tre l; quelque chose de plus que je pourrai un jour exploiter...
;J’ai v;cu ; Villeurbanne pendant une dizaine d’ann;es, parmi celles qui comptent le plus, celles de l’adolescence. J’en suis parti pour n'y revenir, tr;s longtemps apr;s, que pour trois tr;s courtes visites.
;A Villeurbanne, bien des choses se sont pass;es pour moi dont je n’arrive pas ; faire le tour. J’ai essay; ; plusieurs reprises de classer mes souvenirs comme on le fait d’habitude, chronologiquement, c’est trop loin, les dates se m;langent, les histoires s’imbriquent les unes dans les autres, certaines se fondent pour n’en former qu’une, devenant une sorte de labyrinthe ; quatre dimensions, impossible ; repr;senter.
;Lors de mes visites, j’ai alors d;couvert que l’acc;s le moins contestable ; mon souvenir ;tait constitu; par la topographie des lieux, les immeubles, les maisons o; j’ai v;cu et que je retrouvais. Chaque lieu ;voque un ou plusieurs ;v;nements qui ont pu se produire ; des temps diff;rents.
;Mon ami le peintre, avec sa fa;on de s’orienter me donnait une clef pour organiser mes souvenirs non pas chronologiquement mais autour des lieux que ma promenade m’a faisaitt revisiter. C’est donc la chronologie d’une errance m;lancolique d’aujourd’hui qui organisera mes souvenirs d’un hier lointain.;
 
;       Trois visites ; Villeurbanne
Venu ; Lyon pour mon travail, par un jour d’automne o; souffle le mistral, j’ai pu consacrer un peu de temps ; Villeurbanne.
;J’ai pu voler quelques heures ; mes activit;s professionnelles pour m’y promener.
;La pr;sence puissante du mistral ;tait id;ale pour le souvenir, car chaque fois que je repense ; Villeurbanne, je le sens sur mon visage, j’entends son souffle.
;Revoir Villeurbanne avec du vent dans les cheveux, c’;tait ce dont je pouvais r;ver de mieux.
;Ma m;re, mon fr;re et moi y ;tions arriv;s au d;but de la seconde guerre mondiale.
 ;C’;tait, m’a dit mon fr;re qui est plus ;g; que moi et se souvient mieux, le six octobre 1940.
;Aujourd’hui, j’ai err;, un peu au hasard d’abord, dans les rues que j’avais connues, puis de fa;on plus organis;e au fur et ; mesure que les souvenirs revenaient, puisque alors je retrouvais un bout de fil ; suivre.
;Je n’ai pu revoir personne de connaissance, c’est que plus de quarante ans s’;taient ;coul;s depuis mon d;part.
;Nous ;tions donc arriv;s ; Lyon pendant la guerre. Nous ;tions des r;fugi;s de Paris qui nous ;tions trouv;s, au moment de l’armistice, par une chance ;norme, en zone libre, dans le Cher, ; quelques kilom;tres au sud de la ligne de d;marcation.
;Mon p;re, une fois d;mobilis;, avait fil; ; Lyon pour y trouver du travail. Il ;tait maroquinier et ne pouvait envisager de vivre ailleurs que dans une grande ville. Un retour ; Paris ;tant exclu en raison de l’occupation allemande, il avait choisi Lyon, pas Marseille, je ne sais pas pourquoi.
;Il y ;tait donc all;, et de l;, avait envoy; une carte avec l’adresse d’une rue ; Vaise, un quartier de Lyon o; nous devions le rejoindre le plus vite possible.
;J’ai le souvenir assez vague d’un voyage interminable. La nuit, les locomotives ; vapeur qui croisaient notre train arr;t; en gare me r;veillaient. Je voyais la lumi;re de projecteurs dans la vapeur ou la fum;e qu’elles crachaient bruyamment par tous les joints. On ;taient crasseux de suie, il y avait du monde, debout dans les couloirs, le besoin de sommeil m’abrutissait.
;A Lyon, il n’y avait personne pour nous attendre ; la gare, ma m;re, mon grand fr;re et moi. Je disais mon grand fr;re, parce qu’il ;tait nettement plus ;g; que moi, mais je n’avais que lui, et pas de s;ur.
;Se retrouver seuls c’;tait normal en ce temps l;. Il ;tait difficile de pr;venir de son d;part, de plus, les trains partaient et arrivaient quand ils le pouvaient.
;Nous avons pris le tram, je n’en avais jamais vu, pour aller ; cet appartement que mon p;re avait lou;. On a bien trouv; l’appartement dans la rue indiqu;e ; Vaise, mais le p;re s’en ;tait d;j; envol;. La concierge, de fort mauvaise humeur, a dit qu’il n’y ;tait pas rest;, qu’elle ignorait o; il pouvait ;tre all;, il n’avait laiss; aucune adresse et sans doute aucun pourboire, ce qui expliquait son attitude rev;che. Nous ;tions ; la rue, mais ;a n’a pas dur; plus de la journ;e. Au d;but on a repris le tram et voyag; d’un bout de la ligne ; l’autre, c’;tait le num;ro trois qui allait de Vaise ; Villeurbanne, avant de savoir quoi faire. Ma m;re a d; se mettre ; pleurer, moi pas car je ne comprenais rien ; ce qui se passait et que je dormais quand je ne regardais pas par la fen;tre.
;Finalement c’est mon fr;re qui a eu la bonne id;e. Il s’est souvenu du nom du patron maroquinier chez qui mon p;re avait trouv; du travail. On y est all;, le p;re y ;tait, qui, pour bien montrer qu’il ;tait toujours le m;me, a commenc; par engueuler mon fr;re qui avait laiss; les valises ; la consigne au lieu de se les coltiner sur le dos toute la journ;e.
;Mon p;re avait un probl;me avec ses fils, surtout avec l’a;n;. Il ;tait fier de nous, on ;tait ses fils, on ;tait ; lui. Mais pas question que l’a;n; fasse mieux que le p;re, qui voulait, tel un petit gamin ; la communale, ;tre le premier en tout. Et puis mon fr;re, avec ses yeux bleus et ses cheveux clairs ondul;s, ressemblait davantage ; ceux de la famille de ma m;re qu’; la sienne, c’;tait impardonnable. Alors, quand il pouvait lui rogner les ailes, le p;re ne se privait pas.
;Imm;diatement apr;s avoir trouv; le logement de Vaise qui, pourtant, ne lui plaisait pas beaucoup, le p;re nous avait ;crit de le rejoindre ; une autre adresse.
;Il y avait une crise du logement ; l’envers ; Lyon en ces mois l; … il ;tait tr;s facile de trouver une location. Comme d;s le lendemain, il avait d;couvert un appartement ; ses yeux somptueux, un appartement comme jamais dans sa vie d’ouvrier maroquinier il aurait pu r;ver d’en habiter un, il avait saut; sur l’occasion. II s’y ;tait install;, nous avait ;crit ; nouveau, mais nous ;tions d;j; dans le train. Il n’avait laiss; aucun message ; Vaise, ;a devait l’ennuyer d’y retourner pour pr;venir la concierge et avoir ; lui dire qu’il ne s’installait pas, car il aimait faire plaisir aux autres. Quant ; nous, on pouvait bien se d;brouiller, et puis sa deuxi;me lettre arriverait peut-;tre ; temps.
;L’appartement, le grand, le beau, ;tait situ; ; Villeurbanne, cours Tolsto;.
;Villeurbanne est une grande ville coll;e ; Lyon, quelque peu structur;e par Lyon, pour ses grandes art;res, mais qui existe par elle-m;me malgr; ce puissant voisinage.
;Je me prom;ne aujourd’hui dans ses rues, dans le d;sordre de ma m;moire, dans l’ordre d’une ville o; des quartiers nouveaux sont n;s, d’autres ont disparus, emportant mes souvenirs avec eux.
;On est plus heureux de vivre ; la campagne o; l’on peut esp;rer que la trace mat;rielle de son pass; a quelque chance de nous survivre, au lieu que l;, on part en voyage, on s’absente pendant un ;t;, et vlan, un immeuble dispara;t, une rue nouvelle est perc;e, un  petit caf; chaleureux se transforme en magasin de fringues ou en agence d’int;rim.
;Mais imaginer que l’on soit mieux ; la campagne pour le souvenir peut se r;v;ler illusoire. J’ai connu un paysan de mon ;ge, compl;tement d;boussol; parce qu’on lui avait fait une d;viation de d;partementale sous le nez, au beau milieu de sa p;ture. Certes, un petit passage souterrain avait ;t; am;nag;, pour que ses b;tes puissent traverser la route en paix. Pour les b;tes, cela pouvait aller, mais lui ne s’y retrouvait plus du tout. Il g;missait chaque fois qu’il y passait avec ses vaches, soit deux fois par jour. Il avait perdu ses rep;res, un d;part de chemin, la petite butte surmont;e d’un guignier qu’il avait autrefois voulu abattre puis avait d;cid; de laisser vivre, un petit bosquet toujours frais et humide; tous avaient disparus ; jamais de son horizon.
C’est vrai aussi que les choses doivent changer, mais pas trop vite quand m;me.


;  Le cours Tolsto;


;A Villeurbanne, on pronon;ait “Tolsto-; “ et plus tard, j’ai mis un temps ; r;aliser que le cours portait le nom de l’;crivain russe que je pronon;ais correctement gr;ce ; mes parents venus en France d’Europe centrale. J';tais un peu gourde et n'avais pas fait le rapprochement. Ce nom marque, sans doute, le passage d’une municipalit; socialiste qui avait des id;aux humanistes.
;Un cours ; Villeurbanne, c’est ce qu’ailleurs on appelle une avenue. Certains sont larges, d’autres, ;troits. Dans mon souvenir, le cours Tolsto-; ;tait un tr;s large boulevard.
;Il s’agit en r;alit; d’une assez longue avenue plut;t maigrichonne qui part de la place Albert Thomas o; l’on a ;rig;, sans doute depuis peu, un m;t totem polychrome du plus curieux effet. Le cours file ensuite vers l’est et termine sa course Place Jules Grand-Cl;ment, apr;s avoir escalad; une petite butte.
;La place Grand-Cl;ment ;tait plant;e de faux acacias ou robiniers (je tiens cette pr;cision du manuel de l’;claireur unioniste que j’avais appris par c;ur) que j’admirais beaucoup.
;Le cours Tolsto; n’;tait ni gai ni triste, juste un peu terne, et il ne s’animait qu’avant la petite pente qui l’amenait ; sa fin.
;Il ;tait parcouru par un tramway, on disait un tram, le trois. Le wattman, c’;tait le nom qui d;signait le conducteur, ;tait en uniforme, debout, ; l’avant de la motrice. Il avait ; sa disposition la manette en laiton, toujours superbement astiqu;e, d’un rh;ostat qui commandait le moteur ;lectrique de sa machine. Juste ; c;t; du rh;ostat et de son caisson, il y avait une grande roue noire, ; axe horizontal, munie d’un cliquet bruyant, qui commandait les freins. En cas de panique, il pouvait de plus d;verser du sable sur les rails afin d’;viter que les roues ne se bloquent et ne patinent sans freiner. Il y avait aussi un syst;me pour ;viter qu’un pi;ton ne passe sous les roues de la motrice. C’;tait une herse de bois que le wattman d;clenchait d’un geste et qui tra;nait alors par terre, ramassant tout ce qui se trouvait devant les roues; malheureusement, ce syst;me n’;tait pas sans faille.
;Place Grand Cl;ment, c’;tait le terminus du trois qui devait man;uvrer en courbe pour rebrousser chemin et il n’;tait pas rare d’en voir un d;railler, spectacle tr;s appr;ci; des badauds. Des roues d;rapant sur les pav;s jaillissaient de longues ;tincelles, c’;tait beau ; voir et ;a faisait un boucan infernal. Plus souvent la perche du fil conducteur d;crochait ; un croisement, ce qui n’amusait que si le mistral soufflait. Dans ce cas, le malheureux wattman, aid; du receveur qui tournait sa grosse sacoche dans son dos pour ne pas ;tre g;n; dans son mouvement, ne parvenait pas dans un premier temps ; saisir la corde rattach;e au somment de la perche qui flottait o; elle voulait. Ensuite, il lui fallait viser juste pour bien replacer la roulette de la perche sous le fil conducteur qui se balan;ait ; hauteur de premier ;tage des maisons.
;Les trams ;taient merveilleux. Ils ;taient rouges, bruyants, joyeux,  le wattman faisait sonner une cloche pour avertir les passants distraits de son passage.
;A l’int;rieur r;gnaient le bois clair et le laiton. Certaines remorques avaient des plates-formes ouvertes aux quatre vents, en fait sur trois c;t;s. C’;tait toujours l; que je me tenais, m;me par les plus grands froids, en culottes courtes comme tous les gar;ons de mon ;ge. 
;Les trams n’allaient pas tr;s vite, on arrivait ; sauter dedans en marche, au d;marrage. J’avais admir; mon fr;re qui en avait rattrap; un qui ;tait presque en pleine vitesse. Les plus audacieux cyclistes s’accrochaient ; la poign;e de laiton du dernier wagon et se laissaient tra;ner jusqu’; ce que le receveur s’en aper;oive et vienne les engueuler. Je n’ai jamais os; le faire, j’;tais trop petit ; l’;poque ou pas assez culott;.
;J’ai vu un homme passer sous un tramway. Spectacle atroce et inoubliable des jambes agit;es de mouvements saccad;s du malheureux, les hommes autour qui s’agitent, ne savent pas quoi faire, le d;sespoir dans les yeux.


;Le 111 cours Tolsto;
 
C’est l; que lors de mon p;lerinage improvis;, j’ai commenc; ma ballade ; Villeurbanne.
;A l’angle du cours Tolsto; et de la rue Charles Montaland, j’ai retrouv; le petit magasin qui en 1940, d;j;, vendait des livres et des journaux. Il existe toujours!
;Je passais de longs moments, ; cette ;poque on entrait dans les magasins que pour acheter, ; convoiter des livres. Je me collais le nez ; la vitrine et regardais avec passion les livres de la biblioth;que verte et les collections reli;es des journaux pour enfants de mon ;ge: Mickey, Hop-l;, Pierrot. Les livres m’int;ressaient d;j; plus que les jouets. Quand j’allais faire les courses, j’avais toujours avec moi quelque chose ; lire, livre ou magazine. Je lisais en marchant dans la rue, insensible ; ce qui m’entourait, je lisais en faisant la queue dans les magasins. Cela mettait tout le monde en col;re et surtout les commer;ants ; qui je tendais une liste d’achats ; faire, levant ; peine le nez de mon bouquin.
;Ma m;re m’avait indirectement encourag; ; lire. Elle racontait souvent des histoires extraordinaires sur un de ses fr;res qui avait r;ussi ; entrer au Polytechnicum de Varsovie o; pourtant existait pour les juifs un s;v;re numerus clausus. Cet oncle ;tait lui-m;me parait-il un lecteur acharn; qui faisait le d;sespoir de sa propre famille. Il lisait ; la bougie m;me le vendredi soir, donc pendant le shabbat, le bougre, quand il est strictement interdit d'allumer le moindre feu. Il mangeait du jambon en cachette et ma m;re racontait qu’un jour, il lui en avait fourr; un morceau dans la bouche et l’avait forc;e ; l’avaler afin qu’elle n’ose pas le cafeter aux parents. Ma m;re l’admirait passionn;ment et affirmait que mon fr;re lui ressemblait trait pour trait. Cet oncle admirable avait ; mes yeux un petit d;faut: il para;t qu’au c;ur de l’hiver, le tonton cassait ; coups de hache un bout de la glace de la rivi;re de la ville et s’y plongeait ensuite. Enfant je croyais ; cette histoire, puis j’en ai dout; jusqu’au jour o; j’ai pu v;rifier qu’il y avait effectivement en Europe de l’Est des cingl;s qui se plongeaient dans de l’eau glac;e, apr;s tout elle n’est jamais au-dessous de z;ro degr;, mais tout de m;me ! 
;Lorsque nous avions d; quitter Paris, r;fugi;s laissant tout ce que nous avions, sauf ce que les bras pouvaient porter, ma m;re avait gliss; dans les valises les tr;sors intellectuels de la maison. Il s’agissait de quatre Larousse, le dictionnaire encyclop;dique en deux volumes et deux tomes consacr;s l’un ; « La Terre et ses merveilles », l’autre ; « La Mer ». Pourquoi mon p;re les avait-il achet; restera un myst;re pour moi. Je passais beaucoup de temps ; les lire, je connaissais par c;ur toutes les reproductions couleur s;pia des tableaux du Louvre, de l’Ang;lus aux ;nerv;s de Jumi;ges, les catastrophes maritimes, les tornades, je les avais toutes sous les yeux. C’est pour ;a peut-;tre que j’aime beaucoup la mer vue du rivage mais d;teste me trouver ; bord de quoi que ce soit.
;Mon p;re ne d;col;rait pas d’avoir eu ; tra;ner ces bouquins auxquels ma m;re tenait tant. Nous avions peut-;tre eu, du c;t; maternel, des anc;tres colporteurs de livres en Russie ou en Pologne. ;Mais secr;tement, concernant mon go;t personnel, je voulais croire ; l’influence occulte de l’oncle ing;nieur que je n’ai malheureusement pas connu.
124 Cours Tolsto;
;Cet immeuble ;tait situ; presque en face du n;tre. C’est l; qu’exer;ait le docteur Damidot.
;Je me souviens un peu de lui qu’on allait voir quand on ;tait malade. J’ai le souvenir d’un lieu assez sombre o; l’on attendait longtemps. Il est vrai que l'attente en silence et sans pouvoir bouger,  est pour les enfants un des pires supplices qui se puisse imaginer. Il m’a soign;, c’est mon souvenir le plus net, pour une furonculose de proportions gigantesques qui allait d’une tempe ; l’autre en passant par la nuque. J’;tais mort de peur quand il s’est approch; de moi avec dans les doigts une lame brillante, je n’ai pourtant rien senti. Je pense souvent ; lui car la cicatrice de l’anthrax le plus gros est toujours l;, dans ma nuque. Il suffit que j’y passe la main et hop, j’ai dix ans, je suis dans son cabinet et j’ai peur.
;Le docteur Damidot ;tait tr;s gentil avec les enfants, c’;tait rare ; l’;poque. Les enfants ;taient peu de choses et n’avaient par suite que peu de droits. Dans les magasins par exemple, le commer;ant pouvait facilement “ne pas voir “ un gamin qui avait fait la queue et arrivait devant le comptoir. Il faisait passer avant lui deux voire trois adultes pourtant arriv;s apr;s l’enfant. Le commer;ant n’abaissait pas son regard sur si insignifiante chose.
;Alors quand un enfant pleurait, on en disait qu’il ;tait douillet, c’est tout, ; cet ;ge l;, pensez, ;a ne souffre pas, ;a ne fait que des mani;res.
;Le docteur Damidot a ;t; tu; ; la Lib;ration de Villeurbanne en ao;t 1944. Sur les plaques de la rue qui porte son nom d;sormais, on peut lire : Jean Damidot, fusill; par les Allemands, 1907-1944.
;Quand il me soignait, il ;tait bien plus jeune que je ne le suis aujourd’hui, que c’est bizarre.
;Ma m;re m’a racont; qu’au moment de la Lib;ration, il circulait sur sa petite moto pour aller voir ses patients et porter secours aux bless;s. Il s’;tait confectionn; une grosse croix rouge qu’il avait cousue sur le dos de sa blouse. Il esp;rait ;chapper ; ce qui lui est h;las arriv;. Un balle perdue ou tir;e par un soldat enrag;, je ne sais pas.
Chez nous
 
;C’est dans une maison aux murs de briques, de quatre ;tages, que mon p;re avait trouv; son logement de r;ve. La maison ne pr;sente aucun trait particulier. L’architecte, pour manifester un minimum d’originalit; avait surmont; chaque fen;tre d’un diamant de fa;ence verte sur lequel glissait le regard des passant inattentifs. Aux fen;tres, des stores ; la v;nitienne, ternis par le soleil, d;tremp;s par la pluie, d’une couleur ind;finissable, faisaient un tapage infernal d;s que soufflait le mistral, si on avait oubli; de les remonter.
;La cage de l’escalier de l’immeuble ;tait orn; de beaux vitraux ; fleurs dans le style belle ;poque.
;L’arri;re de la maison, sans gr;ce aucune, donnait sur le cours du Sud, rue tranquille dont le nom fait r;ver, c’;tait aussi mon terrain de jeu.
;Au premier ;tage habitait la famille S dont le plus jeune fils, Louis, avait mon ;ge. Il a ;t; mon seul compagnon de jeu pendant un an.
;Pendant le r;gne de P;tain, c’est normal, ma famille se cachait. Les gens se m;fiaient les uns des autres. De toute fa;on ma m;re d;testait me voir sortir dans la rue, et surtout seul. Avec Louis, fils cadet d’une famille bourgeoise occupant le premier ;tage, ce que les Russes appelaient le bel ;tage, ma m;re, peut-;tre l;g;rement empreinte de culture russe, me laissait sortir.
;J’aurai pu avoir des amis parmi les enfants juifs de mon ;ge. Mais avec mes parents et surtout mon p;re, c’;tait impossible.
;Les autres enfants juifs se terraient chez eux tout comme moi. Ils avaient pourtant des points de ralliement, je le suppose aujourd’hui sans en ;tre s;r. Il y avait sans doute ceux qui ;taient de familles pieuses et qui se rassemblaient au moins ; l’occasion des f;tes religieuses. Il y avait ceux dont les parents ;taient des militants de partis politiques ou de syndicats et qui se r;unissaient pour discuter et agir. Il y avait aussi les amis qui se retrouvaient ou tout simplement, la famille.
;Chez nous, rien de tout cela. Mon p;re ;tait le plus grand bouffe rabbin que j’ai jamais vu, donc pas question de synagogue, de f;te religieuse, de shabbat. Il se moquait avec une ironie acide des militants communistes qui se laissent mener par le bout du nez, ne voient pas o; on les embarque. Lui, le grand knacker (fier ; bras, vantard, en yiddish), comme disait ma m;re pour se moquer de lui, avait tout compris avec le pacte germano-sovi;tique, car jusque l;, il avait bel et bien ;t; membre du parti. Mais on ne lui fera pas le coup deux fois. Ma m;re, qui ;tait d’origine petite bourgeoise avait ;galement son mot ; dire, il ne fallait pas qu’on se retrouve avec des gens vulgaires (gemein) et elle m;prisait la famille de mon p;re qui lui rendait la pareille ;videmment. De plus, dans la r;gion on n’avait personne, ; part une cousine de ma m;re, communiste, donc infr;quentable ou presque. Le fr;re de mon p;re et sa famille ;taient rest;s ; Paris, et de toute fa;on, pour une fois, mon p;re et ma m;re ;taient d’accord pour d;tester leur belle-s;ur.
;Quand on a ;limin; tout ce monde, il ne reste plus personne, que les visiteurs de passage, g;n;ralement fugitifs de la zone occup;e, sans enfants, que mes parents recevaient inexplicablement avec plaisir.
;J’;tais donc bien content qu’on me laisse jouer avec Louis qui montait souvent chez nous, mais je ne descendais jamais chez lui.  Un jour, je me suis trouv; avec lui sur son palier. Sa m;re qui ne m’adressait jamais la parole l’avait appel;. Il a ouvert la porte d’entr;e, s’est tourn; vers moi et m’a d;sign; le paillasson, disant: ” toi tu restes l;”. Le temps qu’il referme la porte, j’ai pu apercevoir ce qui semblait ;tre un int;rieur mauresque, tout blanc, avec une porte surmont;e d’une arabesque de stuc. Au mur ;taient accroch;s de grands plateaux de cuivre. J’ai su plus tard qu’un invisible fr;re a;n;  avait pass; du temps en Afrique du nord et en avait rapport; ce go;t du mauresque.
;Louis ne m’a donc jamais laiss; entrer chez lui. Aujourd’hui, je m’interroge encore sur les raisons de cette mise ; l’;cart. Je ne crois pas ; l’antis;mitisme dans ce cas. Il y avait tout bonnement le refus du contact avec quelqu’un de diff;rent, avec un ;tranger. Nous ;tions des gens de Paris, fra;chement d;barqu;s, et ; Villeurbanne comme ; Lyon, on n’ouvre pas sa porte au premier venu. Il y avait ;galement la question du niveau social. Monsieur S ;tait ing;nieur, en quoi je n’en sais rien, mais c’;tait ;crit en grosses lettres sur une magnifique plaque de cuivre qui brillait ; c;t; de la porte d’entr;e de la maison. Je crois bien qu’elle ;tait astiqu;e tous les jours. Mon p;re n’;tait qu’un petit maroquinier que les d;sordres de l’exode avait introduit, par un regrettable concours de circonstances, dans cette maison bourgeoise, on ne m;lange pas quand on peut l’;viter.
;Cependant, j’ai jou; avec Louis, qui devait lui-m;me se trouver seul enfant de son esp;ce dans ce quartier. Nous ;changions des livres que nous nous passions par la fen;tre, c;t; cours Tolsto;, cela nous amusait beaucoup. Accroch;s ; une ficelle, nous faisions monter et descendre, Jules Verne, Edmond About, Hector Malot, Alexandre Dumas ou les albums de Hop l; ou de Pierrot. C’est que nous habitions juste au dessus des S, au second donc.
;Lorsque je suis revenu ; Villeurbanne, j’ai essay; d’entrer dans cette maison, impossible. Elle dispose maintenant d’un portier ;lectronique, je ne voulais d;ranger personne et encore moins raconter ma vie. Je l’ai donc contempl;e de l’ext;rieur. J’ai regard; les plaques de cuivre sur lesquelles sont grav;es les noms des habitants de l’immeuble.
;Dans ma vie, j’ai connu pr;s de trente d;m;nagements, du plus humble, o; l’on emporte tous ses biens ; bout de bras, ; de plus impressionnants, avec d;m;nageurs et transporteurs internationaux.
En examinant les plaques de cuivre des habitants de l’immeuble, j’ai reconnu, toujours aussi superbement astiqu;e, d;coup;e suivant un trac; de style belle ;poque que j’admirais beaucoup, celle de l’ing;nieur S. Ils sont donc toujours l;, ils n’ont pas boug;. Il s’y est rajout; celle de Louis. Je peux imaginer que pendant quarante ans Louis a donc tous les matins descendu dignement le m;me escalier, laiss; glisser sa main sur la m;me rampe, avant de serrer la boule de cuivre du rez-de-chauss;e, pour sortir dans la rue, se rendre ; son bureau, toujours le m;me sans doute.
;Je ne pense pas qu’il ait jamais refait de concours de vitesse de descente sur la rampe comme nous les faisions du temps o; nous ;tions enfants.
;En imagination, je suis remont; au second, l; o; nous habitions, mes parents, mon fr;re et moi. L’appartement ;tait grandiose pour nous. Mon p;re qui aimait voir large avait d;clar; qu’il y avait l; sept pi;ces. C’est que dans son orgueil, il comptait tout. La salle ; manger, la chambre ; coucher des parents, notre chambre, un grand salon, la cuisine, la salle de bains et le corridor lequel, il est vrai ;tait tr;s spacieux.
;Curieusement, la salle de bains ne comportait pas de baignoire, le pr;c;dent locataire ;tait parti avec, s’il y en avait jamais eu une.
;Ce qui int;ressait mon p;re dans cet appartement bien trop grand pour nous, c’;tait la possibilit; d’y monter un petit atelier de maroquinerie, d;s qu’il aurait r;uni suffisamment d’argent et conna;trait un peu mieux la situation locale. J’ai mis du temps ; comprendre qu’il avait toute sa vie r;v; d’;tre patron maroquinier. Il avait essay; ; Paris, deux ou trois fois d;j;, seul ou en association.;L’atelier que le p;re avait mont; cours Tolsto; n’a pas v;cu bien longtemps, mais a ;t; un v;ritable cauchemar pour ma m;re car elle devait passer son temps ; astiquer sans beaucoup de r;sultats, car il y a eu l; jusqu’; cinq personnes au travail.
;J’ai signal; que avions une salle ; manger, car tout m;nage qui se respectait devait en avoir une. Les meubles, achet;s en salle des ventes, ;taient sinistres, en bois sombre sur lequel on avait pass; plusieurs couches ;paisses de vernis. Le si;ge des chaises et les dossiers ;taient recouverts d’un cuir vert clair que mon p;re, expert en la mati;re, avait d;cr;t; ;tre d’excellente qualit;. On y ;tait tr;s mal, et on ne l’utilisait que pour les grands jours soit le dimanche quand on avait des invit;s.
;D’habitude, on ;tait tous fourr;s dans la cuisine. Ma position favorite, c’;tait ; genoux, sur un chaise, accoud; ; la table, le menton dans les mains, les auriculaires ;tirant les commissures des l;vres, lisant ce qui m’;tait tomb; sous la main.
;Je ne m’enfuyais dans la chambre que nous partagions, mon fr;re et moi, que lorsque ma m;re pr;parait du poisson ou de la viande et d'ailleurs avec le temps, j'ai tourn; v;g;tarien.
;Il a d;fil; beaucoup de monde ; la maison ; cette ;poque, essentiellement des gens arriv;s en droite ligne de la zone occup;e, de Paris. Je me souviens particuli;rement de deux jeunes filles, l’une, Marguerite que mon p;re racontait avoir remarqu;e un matin, depuis le tram sept (celui qui passait cours Emile Zola), pleurant, toute seulette sur un banc o; il l’a revue, le soir, ; son retour du travail, toujours le visage dans son mouchoir. Du coup il ;tait descendu lui parler et avait appris qu’elle ;tait parvenue miraculeusement ; s’enfuir de Paris, sans famille, sans rien. Elle est rest;e un moment chez nous avant de s’envoler vers son destin.
;L’autre, Anna, ;tait arriv;e je ne sais plus comment. Autant Marguerite ;tait rousse, autant Anna avait les cheveux noirs. Pour No;l elle m’avait offert un beau livre ; couverture rouge, orn; de lourdes impressions dor;es. C’;tait “ Mirifiques aventures de Ma;tre Antifer” sans doute un des romans les plus ennuyeux jamais ;crit par Jules Verne. C’est aujourd’hui pour moi un tr;sor, je n’ai rien de plus ancien comme souvenir mat;riel de mon existence, et je trouve curieux qu’il s’agisse justement d’un livre.
;Anna a eu l’id;e folle de s’engager pour travailler en Allemagne, elle, juive, ;chapp;e du Paris de l’occupation o;, comme Marguerite, elle avait tout perdu, famille et biens.  Qui sait ce qu’elle est devenue.
;La vie des petits commer;ants de l’alimentation a ;t; boulevers;e par l’Occupation. De m;diocre, leur existence est presque devenue fastueuse. Les Allemands vivaient sur notre dos et exploitaient la France impitoyablement. La pr;occupation de la nourriture venait donc au premier rang et du coup, comme il est connu, les bouchers, cr;miers, ;piciers qui se lan;aient dans le march; noir s’enrichissaient ; vue d’;il. La fortune, ;a s’exhibe, surtout si on a peu de go;t. Est donc arriv;e une mode des sacs ; main immenses, qui demandaient quatre ou cinq fois plus de cuir que les plus voyantes des modes d’avant la guerre.  Et le cuir ;tait devenu rare, donc cher, j’ose dire que cela en faisait le prix.
;Mon p;re s’est alors trouv; sinon riche, il d;pensait tout ce qu’il gagnait au fur et ; mesure, du moins tr;s ; l’aise, ; fournir des sacs ; main ; la client;le des petits commer;ants et d;brouillards en tout genre.
;Nous recevions alors les gens de passages, mon p;re ;tait g;n;reux lorsqu’il s’agissait de para;tre. Parmi les gens que nous accueillions pour un court s;jour, je me souviens de monsieur Rapaport. Il ;tait un peu rond de visage, tout seul, tout triste. Un petit monsieur dont j’ai compris bien plus tard qu’il avait b;n;fici; d’une tr;s bonne ;ducation. J’ignore ce qu’;tait sa profession, mais il ne savait rien faire de ses mains et ne pouvait, ; son d;sespoir, aider ; l’atelier, en d;pit de tous ses efforts. Peut-;tre ;tait-il un lettr;, professeur, journaliste ;chapp; lui aussi de Paris, je ne sais pas. Ma m;re lui avait trouv; une occupation. Il a ;t; un peu mon pr;cepteur pendant son court s;jour. Il m’emmenait au parc de la T;te d’Or et dans les  mus;es. Il me mettait mal ; l’aise, ; la fois humble, craignait-il que je me plaigne de lui ; mes parents, mais ;galement essayant de m’inculquer un peu de savoir vivre. Il m’avait racont; l’histoire d’une vieille anglaise re;ue dans une maison fran;aise et qui d;sesp;rait car ayant demand; ” where could I wash my hands?” avait ;t; conduite par la jeune fille de la maison devant un petit lavabo. Cette histoire tr;s banale m’avait entrouvert une porte sur un monde jusqu’alors inconnu.
;Il a d; repartir pour tenter sa chance ailleurs, il ne pouvait pas rester toujours avec nous. Quand mon p;re a ;t; d;port;, il l’a retrouv; au camp, ; Auschwitz ; la fin de 1944. Il ;tait tr;s mal en point, en train de mourir, aveugle.
;En revoyant la maison du cours Tolsto-;, j’ai recompt; les ;tages deux fois car j’ai d;couverts qu’il y en avait quatre. J’;tais pourtant certain qu’il y en avait trois. Fragilit; des t;moignages! Mon fr;re, au contraire se souvient fort bien des voisins du troisi;me dont j’aurai jur; qu’ils n’existaient pas.
;Il m’a racont; que vivait l; un couple qui devait avoir une quarantaine d’ann;es. Elle ;tait Alsacienne, n;e au d;but du si;cle. Elle avait d;crit devant mon fr;re l’arriv;e des troupes fran;aises ; Strasbourg, en 1918. Il y avait des drapeaux fran;ais ; toutes les fen;tres, les gens s’embrassaient dans la rue et elle qui ;tait une toute petite jeune fille n;e et ;lev;e du temps de l’Alsace allemande, avait demand; ; sa m;re, certainement en allemand, s’il fallait rire ou pleurer ce jour l;?
;Je montais au quatri;me pour deux raisons. Soit pour nos courses de glissades sur la rampe avec Louis, soit avec mes parents pour aller voir les Spielman.
;J’avais compris que les Spielman ;taient des juifs allemands. Cela voulait-il dire de nationalit; allemande ou d’origine allemande ou simplement alsaciens, difficile ; savoir.
;Ils me paraissaient extr;mement vieux, lui surtout car il ;tait chauve. Il ;tait aussi tailleur. Chez lui r;gnait l’odeur de tissus coup;s caract;ristique des ateliers de tailleurs. Chez nous, pour le malheur de ma m;re, ;a puait la colle d’os, jaune, ;paisse, humide, chaude. Le cuir sentait fort aussi, mais j’aimais bien son odeur.
;J’ai toujours admir; les outils, qui sont tous si merveilleusement adapt;s ; la main de l’homme, c’est que des g;n;rations s’y sont mis pour les faire ;voluer avec lenteur et sagesse. Chez monsieur Spielman il y avait des ciseaux nickel;s immenses pour couper les ;toffes. Il y avait des craies grises tr;s fines pour tracer, et une  machine ; coudre. C’;tait le seul outillage que nous avions en commun. En maroquinerie on utilisait deux types de machines, une dite plate que je trouvais en tout point semblable ; celle du tailleur, et une autre dite canon, qui seule permettait de piquer par exemple le long d’une surface de cuir gauche ou cylindrique et dont on trouve la semblable chez les cordonniers.
;Mon fr;re connaissait mieux les Spielman que moi, il ;tait plus ;g;, cela se comprend. Il se souvient tr;s bien d’une conversation qu’il avait eu avec eux. Il ;tait assez surpris car les Spielman ne se cachaient pas comme nous le faisions, n’exprimaient pas la crainte d’;tre d;nonc;s par des voisins, pris par la police, rafl;s puis embarqu;s, remis aux Allemands pour finir on ne savait pas trop o;...
;Nous au contraire avions tr;s peur que cela ne nous arrive. Monsieur Spielman avait dit ; mon fr;re: pourquoi voulez vous que je me cache? Que peut-il nous arriver? On nous menace de nous regrouper dans des villes juives dans l’Est pour nous y faire travailler. Cela ne me fait pas peur, travailler, de toute mon existence je n’ai jamais fait autre chose, et d’ailleurs comme vous voyez, je continue. Alors ici ou ailleurs, cela n’a pas d’importance, pourvu qu’on ne sous s;pare pas, et disant cela, il regardait sa femme avec tendresse.
;En y repensant, je me dis qu’ils devaient ;tre allemands. Pour accorder une confiance aussi aveugle aux discours de propagande p;tainistes, il fallait des juifs allemands qui croyaient ; l’ordre et ; la parole donn;e des politiques. Cela montre aussi que les gens pauvres ne savaient vraiment rien du tout au d;but de l’occupation. Pourtant quand on voyait comment ;taient trait;s les gens qu’on arr;tait, on devait bien se douter qu’on ne les envoyait pas en vacances ; la campagne. Les fins sont indissolublement li;es aux moyens, tout le monde sait cela.
    ;   Pendant ma visite ; Villeurbanne, me souvenant des ;Spielman, j’avais peu d’illusions sur leur sort pendant l’occupation.
Pour ;chapper aux camps de la mort, il a fallu souvent beaucoup de chance, de l’audace et pas mal d’astuce.
;Je me souviens d’un ami de mes parents qui avait racont;, dans notre cuisine, comment la police ;tait venue l’arr;ter, un soir, ; Paris. Il avait pris la pr;caution ;l;mentaire de ne pas mettre son nom sur la porte de son appartement situ; au premier ;tage d’une maison qui en comptait six. Les policiers avaient frapp;, puis demand;: Monsieur Grinberg? Il avait r;pondu : au sixi;me ; gauche. Le temps que les policiers arrivent au sixi;me, se d;couvrent bern;s et, furieux, redescendent ; son ;tage, il avait eu le temps de pousser sa femme et sa fille dans la rue, pour ne s’arr;ter de courir qu’une fois pass;s en zone libre.
;Ce que sont devenus monsieur et madame Spielman, je l’ai appris durant mon retour ; Villeurbanne, en allant consulter les archives de la ville. M. Jacob Spielman et son ;pouse n;s respectivement en 1877 et 1875 avaient travers;s tranquillement, semble-t-il, les ann;es de guerre dans leur appartement du quatri;me ;tage, puisque leur existence ;tait attest;e par le recensement de 1946.
L'escalier
 
;L'escalier jouait un r;le important pour moi, autant celui du cours Tolsto;, que, plus tard, celui de la rue Antonin Perrin. Il me permettait de fuir ma m;re, soit en filant faire des courses, soit pour aller jouer dans la rue. Je respirais en le descendant, et me raidissais en le montant car alors je la retrouvais.
Entre ma m;re et moi, ;a n'allait pas, ;a n’avait jamais ;t;. N; sept ans apr;s mon fr;re, il est possible que je n’ai pas ;t; r;ellement d;sir;, je l’ai compris depuis longtemps, ; l’;poque certainement pas. mais toujours est –il que ;a n’allait pas tr;s fort entre nous. D;tail, je me souviens que je rusais pour ne pas l'embrasser, je ne supportais pas le contact avec la compacte couche de poudre de riz qui lui couvrait le visage. Je tirais ma bouche de travers lors du baiser convenu, comme par exemple au moment du coucher. En dehors de ces moments impos;s, il n’y avait aucune manifestation de tendresse entre nous. Ma m;re couvrait mon fr;re de baisers qu'il essayait d';viter de peur de crouler sous l'abondance. Ma m;re et moi nous disputions souvent, mais bien s;r, j'avais toujours le dessous, car j'en avais assez peur et elle avait en conclusion le coup de genou assez facile. De plus elle pr;tendait lire ce qui se passait dans ma t;te et je la croyais sans doute confus;ment car je m’effor;ais de ne pas penser en sa pr;sence. Lorsqu'elle ;tait furieuse apr;s moi et que je r;ussissais ; me soustraire ; sa vindicte en prenant la porte, elle me criait dans la cage d'escalier: "gai oun brecht dech a fis" (va et casse toi une jambe). La cousine communiste de ma m;re, apr;s sa disparition, vingt ans plus tard me dira un jour, entre deux portes, parlant de ma m;re, de mon fr;re et de moi: « l'un a eu trop, l'autre pas assez ».
 
 
;En allant ; l’;cole
 
;Dans la maison d’en face, de l’autre c;t; du cours Tolsto;, au second, habitait Ren;, un petit gar;on de mon ;ge. Nous ;tions dans la m;me classe ; l’;cole communale de gar;ons (;a s’appelait comme ;a) de la rue Antonin Perrin, et, plus tard, ;galement au cours compl;mentaire de la rue du docteur Ollier.
;Ren;  n’;tait pas mon copain. Ces choses l; ne s’expliquent pas, sa t;te ne me revenait pas et je suppose qu’il en avait autant ; dire ; mon service. Vus de loin, pourtant, on se ressemblait beaucoup, tous les ;coliers de l’;poque ;tant habill;s de la m;me fa;on, ; quelques d;tails subtils pr;s.
;Ce qui caract;risait nos tenues, c’;tait qu’hiver comme ;t; on portait tous des culottes courtes, on ne disait pas encore short. Inutile de souligner que l’hiver, on avait souvent tr;s froid.
;Nos m;res passaient leur temps ; raccommoder, car l; o; on ne faisait pas d’accrocs, on usait ; toute vitesse. Elles tricotaient beaucoup, le plus possible, ;a revenait moins cher que d’acheter tout fait. Du coup, on portait tous des chaussettes tricot;es qui nous retombaient continuellement sur les chevilles, on passait notre temps ; les remonter. Pensez, ; cette ;poque, comme on trouvait des ;lastiques! Elles nous tricotaient nos chandails dont on usait les coudes en quelques semaines en les frottant inlassablement sur les pupitres de bois. Pour s’;pargner ce raccommodage, nos m;res confectionnaient des manchettes grises ou noires qu’on portait aux coudes quand on ne les ;garaient pas. Ma m;re ;tait une as du tricot, et pour mon malheur, elle en faisait un tout petit peu trop. J’ai eu souvent honte de porter des culottes courtes de laine, qu’elle avait tricot;es, et pas de drap ou de toile comme les autres en avaient. J’ai eu la honte de devoir porter des culottes courtes vertes garnies d’angora blanc, on ne me ratait pas ; l’;cole avec ;a, et quand aux r;cr;s…
;Nous avions tous un cartable. A Paris, on disait un carton, sans doute parce qu’ils ;taient justement en carton, on parlait aussi, je crois, de carton bouilli. Bien que fils de maroquinier je n’ai pas le souvenir d’avoir ;t; trait;  mieux que les autres, ;a aurait d’ailleurs ;t; un peu ridicule.
;La tenue d’hiver de l’;colier comportait trois indispensables articles. De bas en haut, il y avait les galoches, la p;lerine et le passe montagne, l’hiver, que le b;ret rempla;ait l’;t;.;
Les galoches avaient des semelles de bois clout;es par le cordonnier. Devant il y mettait une ferrure pour qu’on ne fende pas la semelle en donnant par exemple un coup de pied violent contre un mur. Pour nous les clous servaient ; faire des glissades sur l’asphalte, l’;t;, sur le verglas, l’hiver. Quand les clous ;taient us;s, on se sentait malheureux, pas ; l’aise, on ne faisait pas le bruit qu’il fallait en marchant et glissant.
;La ferrure devant ;tait une arme ; double tranchant presque litt;ralement. Dans les bagarres, on h;sitait un peu ; s’en servir, un coup faisait tr;s mal, surtout l’hiver, ; froid. Il fallait savoir doser, car si on y allait trop fort, les parents du gamin qu’on avait amoch; pouvaient venir se plaindre et l; on risquait gros. La p;lerine noire ou marine, c’;tait tout bon. Elle avait un petit col et deux poches int;rieures. Quand on ne tra;nait pas son barda d’;colier, on pouvait mettre les mains dedans, ouvrir la p;lerine et en courant les bras ;tendus se donner l’illusion d’;tre un oiseau ou un avion.
;Sur nos t;tes, nous avions, l’hiver, un passe montagne. En g;n;ral, il ;tait de couleur marron ou ch;tain. J’avais r;ussi ; en avoir un bleu marine, ;a faisait plus chic car c’;tait plus rare et je cr;nais avec.
;Mon p;re avait r;ussi ; d;gotter ; la suite de je ne sais quel trafic une paire de gants fourr;s en chevreau glac;. Ils ;taient de pointure assez petite, et j’en avais donc h;rit;. Ils ;taient eux aussi de couleur ch;tain, et avaient des manchettes tr;s hautes qui remontaient jusqu’aux coudes. Je les serrais aux poignets ; l’aide de passants qui coulissaient dans une boucle de m;tal blanc. J’en ;tais tr;s fier.
;Vingt ans apr;s, dans une discussion avec mon ami Albert dont il sera question plus tard, j’ai appris que ces gants ;nervaient tous les gar;ons de l’;cole, car je paradais avec. Ils m’ont peut-;tre valu de me faire tabasser ; la sortie ou pendant la r;cr; parce que, vrai, ;a arrivait de temps en temps et je ne comprenais pas toujours pourquoi on m’en voulait. C’;tait donc les gants!
;Mais il est largement temps de revenir ; Ren; qui n’;tait pas mon copain. Nous ;tions donc habill;s pareillement, allions en classe et en revenions ; la m;me heure pour retrouver nos maisons situ;es pratiquement en face l’une de l’autre.
;Son trottoir ;tait du bon c;t; par rapport ; l’;cole, mais, en y allant, je ne traversais le cours Tolsto-; qu’au dernier moment, arriv; devant la rue Antonin Perrin. Au retour, je faisais exactement le contraire.
;C’est que je ne voulais pas lui parler et l’;vitais comme la peste, aujourd’hui, je ne sais absolument pas pourquoi. Il arrivait que, parfois, sortant de notre immeuble, je l;ve imprudemment le nez et vlan, il est en face et mon regard croise le sien. Pas tr;s courageusement, je me sentais alors oblig; de traverser le cours, de lui serrer la main et d’aller ; l’;cole avec lui.
;C’;tait assez rare heureusement, car j’ai pris tr;s t;t la tr;s mauvaise habitude de partir pour l’;cole au tout dernier moment, au moment ultime, trop tard en v;rit;, pour ;tre ; l’heure en classe. Gr;ce ; cette disposition par ailleurs tr;s g;nante je parvenais ; ;viter la compagnie de Ren; qui sans doute arrivait sans probl;me ; l'heure.
;Pourquoi ;tais-je toujours en retard?  C’est une toute autre question. Je pense que Ren; n'y ;tait strictement pour rien. Je n’aimais pas arriver dans la cour quand les autres enfants y ;taient. On peut penser aussi que je m’attardais pour rester le plus longtemps possible dans la cuisine, pour reporter au plus tard le moment d’affronter les autres. ;tre en retard est ;galement un moyen de se faire remarquer, d’obliger les autres ; vous porter attention. Enfin, il y a de multiples raisons scolaires, comme l’espoir de ne pas ;tre interrog; en premier et grappiller les pr;cieuses secondes qui permettront de se rafra;chir la m;moire en feuilletant son livre et de revoir la le;on qu’on a eu toute une soir;e pour ;tudier, mais qu’on a consacr;e ; la lecture du Chancellor ou des Trois mousquetaires. Cette manie du retard programm; m’a accompagn;e jusqu’; la quarantaine et m’a quitt; sans explication aucune, ni dans un sens, ni dans l’autre.
;Ren; avait essay; ; plusieurs reprises de se glisser dans les jeux que nous organisions avec Louis. Mais nous ne voulions pas de lui, et il en a certainement eu beaucoup de d;pit. Personne n’aime ;tre rejet;.
;Anticipant sur la visite de la rue Antonin Perrin, je dois raconter la fin de ma relation avec Ren;.
;Lorsqu’il est apparu que la police ou l’administration ou les gendarmes, enfin tout ce que l’on pouvait craindre lorsqu’on ne voulait pas ;tre arr;t; et dispara;tre dans l’inconnu, savaient qui nous ;tions et o; nous habitions, ma m;re a trouv; bon de d;m;nager discr;tement. On pourrait presque dire ; la cloche de bois, sauf que nous avions toujours ponctuellement r;gl; notre loyer, et que ce n’est pas pour ;viter de payer une ardoise que nous partions en douce.
;Cela s’est produit apr;s que mon p;re se soit retrouv; au camp. Nous n’avions depuis longtemps plus d’atelier dans l’appartement du cours Tosto-;, qui ;tait donc devenu bien trop grand pour nous.
;Ma m;re a trouv; un arrangement avec une dame B. qui vivait dans un minuscule appartement d’une petite maison de la rue Antonin Perrin, presque en face de l’;cole. Nous avons donc ;chang; les appartements. Nous avons quitt; le n;tre en d;m;nageant le plus discr;tement possible, en plusieurs fois, ne prenant avec nous que nos affaires personnelles. Les meubles, nous n’y avons pas touch;, d’ailleurs, l; o; nous allions, c’;tait bien trop petit, ils n’y seraient pas rentr;s. Madame B. avait abandonn; un minimum des siens dans son studio. De plus, et c’;tait ; nos yeux tr;s pr;cieux, elle avait laiss; son nom sur sa bo;te ; lettres, et cela nous paraissait un rempart important contre une rafle nocturne de la police de P;tain. Pour que ce syst;me de d;fense fonctionne, encore fallait-il rester discret. Je pense que c’est moi qui ait eu les probl;mes les plus d;licats si on les rapporte ; mon ;ge.
;C’est que ni mes copains d’;cole, ni l’administration ne devaient soup;onner que j’avais d;m;nag;. La situation ;tait la suivante.
;Nous ;tions cens;s habiter cours Tolsto-;. Mais pendant l’;t;, nous avions emm;nag; en prenant toutes les pr;cautions possibles pour ne pas ;tre remarqu;s, dans le studio de la rue Antonin Perrin. La vie est ainsi faite qu'; la rentr;e, je n’allais plus ; l’;cole situ;e justement en face de ce studio et qui semblait me narguer, mais au cours compl;mentaire de la rue du docteur Ollier, qui ;tait situ;e bien loin, ce qui m’obligeait ; me lever encore plus t;t qu’avant, ne parlons donc pas de mes retards permanents.
;Notre id;e ;tait que l’administration du cours compl;mentaire ne devrait jamais s’apercevoir que je n’habitais plus ; l’adresse que je lui avais donn;e et qui ;tait celle du Cours Tolsto-;. Ce n’;tait pas si simple, ;a me compliquait un peu la vie, mais ;a aurait ;t; g;rable sans Ren;, qui malheureusement fr;quentait le m;me ;tablissement, mais heureusement ;tait dans une autre classe. Ses parents avaient bien d; remarquer qu’on ne nous voyait plus beaucoup dans ce coin du cours.
;J'essayais de me conduire de mani;re astucieuse. En quittant le cours compl;mentaire, je veillais toujours soigneusement ; repartir en direction de notre ancienne maison, puis lorsque je voyais qu’on ne faisait plus attention ; moi, je bifurquais pour rejoindre la rue Antonin Perrin.
;Au d;but, tout allait bien, mais je remarquais combien Ren; devenait de plus en plus collant ; la fin des cours au moment de rentrer ; la maison. Je l’avais toujours dans les pattes. Il me fallait inventer chaque jour une raison diff;rente pour ne pas rentrer avec lui. Puis il entreprit de me suivre mais au d;but je pus le l;cher facilement, il ne s’ent;tait pas beaucoup. Cependant, au fil des jours, il devint de plus en plus crampon, pire qu’une ventouse, jusqu’; une fois ne plus me l;cher du tout.
;Connaissez vous le traquet motteux? C’est un petit oiseau marcheur, qui a une d;fense curieuse contre les pr;dateurs potentiels. Vous vous promenez sans le savoir pr;s d’un nid de traquet motteux, vous repr;senter une menace formidable pour ce petit oiseau qui doit peser quelques dizaines de grammes. Vous vous promenez et en apercevez un devant vous, ; vingt m;tres, une aile bris;e tra;nant ; terre, une chute sans doute. ;mu ou simplement curieux, vous vous approchez et le traquet r;ussi p;niblement ; faire quelques mis;rables sautillements qui l’;loignent de vous. Vous avancez dans sa direction dans l’id;e de l’aider, mais alors s’entame une sorte de pitoyable poursuite contre ce malheureux oiseau d;muni de toute d;fense, et qui ignore ;videmment que vos intentions sont purement charitables. Cependant, surprise, lorsqu’il vous aura fait marcher ou courir cent ou deux cents m;tres, vous le verrez recouvrer soudainement sa sant;, ses petits nonos se seront ressoud;s magiquement et il s’envolera, rassur;, car il vous aura suffisamment ;loign; de son nid.
;Sans rien savoir de la technique de sauvegarde du traquet, j’ai red;couvert une tactique un peu ;quivalente pour larguer Ren;. J'avais bien compris que je ne pouvais feindre de toujours habiter en face de chez lui. Je devais le persuader que nous ;tions install;s ailleurs. Je l’ai balad; dans un bon bout de Villeurbanne, esp;rant le d;courager avant de comprendre qu’il ne renoncerait pas ce jour l;. Il semblait d;cid; au del; de toute d;cence ; me coller aux fesses. La seule fa;on de le faire l;cher prise aurait sans doute ;t; de lui casser la gueule carr;ment, ce dont j’;tais incapable. Il n’;tait pas question que je le ram;ne chez nous. Mon honneur ;tait en jeu, il fallait que je le roule car je le ha;ssais alors comme jamais je n’avais ha; auparavant. Comme je ne pouvais pas m’envoler, ;a aurait ;t; bien commode, je me suis d;cid; ; ruser. Dans une rue que je ne connaissais pas, j’ai trouv; une situation favorable ; mon plan. Ren; ;tait toujours derri;re moi, ne se cachant plus beaucoup, ou se cachant si  mal que cela revenait au m;me.
;Je suis entr; dans une maison qui faisait face ; une cr;merie, et l; vers l’entr;e de la cave, sous l’escalier, j’ai balanc; tout mon bazar d’;colier, le cartable, la p;lerine, le passe montagne, et les manchettes. J’ai attendu, sans oser passer le nez dehors. Apr;s un temps qui m’a paru tr;s long, ; Ren; aussi certainement qui me guettait dans le froid, j’ai d;cid; d’aller voir. Je suis sorti de la maison, j’ai travers; la rue pour entrer de l’air le plus naturel dans la cr;merie. J’ai pris la queue. Arriv; devant le comptoir, j’ai balbuti; que j’avais oubli; l’argent,  je suis sorti, en essayant au mieux de donner l’impression de tenir quelque achat sous mon chandail, pour retrouver le couloir o; j’avais laiss; mes affaires. Au passage, j’ai pu deviner l’ombre de ce cr;tin de Ren;. J’ai attendu ensuite tr;s longtemps dans le couloir de la maison.  Quand j’en suis ressorti, n’y tenant plus, il avait disparu. Il ne m’a plus jamais suivi, d;go;t; pour longtemps ou peut-;tre convaincu.
 

;   128 cours Tolsto;
 
;J’ai revu avec plaisir la devanture de ce qui ;tait alors le garage Gramusset. Il ;tait situ; presque en face de notre appartement. Il ne s’appelle plus comme ;a aujourd’hui. Il m;rite d'ailleurs enfin son nom de garage puisqu’il a maintenant une rampe d’acc;s menant au premier ;tage, o; les voitures se garent, et d’ailleurs n'est plus Gramuset.
;Avant, chez Gramusset, on vendait des v;los. On y vendait s;rement autre chose aussi, mais je ne l'ai jamais su car je ne m’int;ressais qu’aux v;los qu'on voyait dans la vitrine.  Mon p;re m’y a achet; mon premier v;lo en 1941. Il ;tait vert pomme, avait un seul frein, sur la roue avant ( !) et une sonnette.
;Je l’ai gard; jusqu’en 1946 ou 47 et j'ai encore quelques souvenirs de balades aujourd'hui inimaginables. J’avais alors bien grandi, m;me si les restrictions ou la g;n;tique ont limit; ma taille. En ce temps l;, sur ce v;lo, pour freiner, je devais appuyer mes deux pieds par terre, car le petit frein ; main, le pauvre, ne suffisait pas ; m’arr;ter. J’avais mont; la tige de selle au maximum et comme elle avait tendance ; partir en arri;re, je l’avais renforc;e avec une ceinture tendue entre la tige de direction et le tube de selle. Malgr; cela, le v;lo ;tait nettement trop petit pour moi, mais c’;tait en 1945 apr;s la Lib;ration, et on s’en foutait pas mal, ;a nous faisait plut;t rigoler. Entre parenth;ses, je mets une majuscule ; lib;ration, parce que c’est encore un des plus beaux jours de ma vie, plus d’un demi si;cle apr;s.
;Le garage Gramusset ;tait tout rouge et se voyait de loin. Il avait quelque chose de curieux. Le b;timent ; sa construction avait peut-;tre ;t; frapp; d’alignement, car toute la fa;ade, la devanture qui tenait toute la largeur, ;tait en retrait d’un bon m;tre sur le reste des immeubles du cours.
;Cela offrait aux gamins une cachette, pas vraiment formidable puisque tout le monde la connaissait, mais enfin quand on se courait apr;s, ;a pouvait aider.
;Sur le trottoir du garage Gramusset passaient doucement les aveugles de la soci;t; d’assistance et de patronage. Cette soci;t; ;tait situ;e rue Antonin Perrin, une transversale du cours Tolsto; situ;e au pied de la butte que surmonte la place Grand-Cl;ment, pour faire simple, ; ma gauche lorsque je regardais depuis notre appartement du cours Tolsto;.
Ces aveugles me faisaient tr;s peur. Ils ;taient pauvrement v;tus, en g;n;ral d’un imperm;able us; et d’un b;ret, une canne au bout du bras, et nombre d’entre eux n’avaient pas de lunettes noires pour dissimuler leurs yeux morts souvent tourn;s vers le ciel. Je ne pouvais pas supporter de les voir ces yeux, ils me frappaient d’horreur. Les aveugles avaient des gestes lents, maladroits, h;sitants, et se d;brouillaient comme il le pouvaient, seuls dans la rue. Parfois, ils passaient ; deux, agripp;s bizarrement l’un ; l’autre, riant parfois.
;Un ;t;, j’;tais ; la fen;tre d’o; je faisais voler des avions en papier dans la rue. Des pliages savants me permettaient de leur faire ex;cuter des loopings, des virages ; droite ou ; gauche. Je lan;ais m;me des trains d’avions en papier journal, li;s par un fil ce qui leur donnait des mouvements compl;tement incoh;rents et impr;visibles qui me ravissaient.
;Pench; en avant sur l’appui de la fen;tre, j’aper;us un aveugle qui, ayant mal calcul; sa trajectoire, fr;lait la devanture en retrait du garage Gramusset. Il roulait sans doute une cigarette ou essayait d’en allumer une, la canne pendue ; un avant bras. J’ai vu clairement qu’il allait droit sur le mur rouge du renfoncement. Il y avait si peu de circulation que j’aurai pu et d; certainement crier de la fen;tre, pour l’avertir, lui dire de s’arr;ter, il m’aurait certainement entendu.
;Je n’ai rien fait. Je suis rest; p;trifi;. Je l’ai vu se cogner durement au mur, et repartir apr;s s’;tre frott; le visage, t;te basse, comme honteux d’une maladresse. Je n’ai rien dit parce que je n’osais pas, je ne savais pas non plus si je devais dire “ Monsieur l’aveugle “ ou “Monsieur” tout court, et puis on ne crie pas dans la rue, et enfin, nous, on ne devait pas se faire remarquer, ;a pouvait toujours devenir dangereux.
 
;     Cours du Sud
 
 
;Ce nom me faisait r;ver, le Sud. Je ne sais pourquoi, j’imaginais qu’en marchant dans cette direction, j’arriverai au Sahara et ; ses oasis. Ce n’;tait pourtant qu’une pauvre rue partant en sifflet entre les n°111 et 113 du cours Tolsto; dont il longeait les fa;ades arri;res des maisons bourgeoises. Le cours du Sud ; son d;but ressemblait ; une vraie rue, passant entre des maisons. Apr;s une cinquantaine de m;tres, sur un c;t;, il n’y avait plus que des terrains vagues. On y ;tait tr;s tranquille pour jouer avec Louis puisqu’il n’y passait que tr;s rarement des voitures. Il y en avait encore peu ; l’;poque, de plus, c’;tait la guerre, les propri;taires de voiture les ;conomisaient, le carburant ;tait rationn;. Ce qu’on entendait le plus souvent dans les villes, c’;tait les p;tarades des gazog;nes. Mais l; on ;tait assez tranquilles, une petite rue sans histoire. C’est le cours du sud qui a pris le nom de cours du docteur Damidot apr;s la Lib;ration. ;Quand j’ai eu mon v;lo vert, je n’osais pas l’essayer dans la rue de peur de m’;taler, d’;tre vu et ridiculis; par des passants, voire, honte supr;me par un gamin de l’;cole. La peur du ridicule jouait un grand r;le pour moi. Je m’;tais alors mis en t;te d’apprendre dans le couloir de notre appartement et c’;tait bien trop difficile et surtout j’aga;ais tout le monde. Mon fr;re, un jour a attrap; le v;lo sous son bras et m’a tra;n; cours du Sud. On est partis le plus loin possible de la maison, vers l’est, car j’ai oubli; de le dire, le cours du Sud ne filait pas en direction du midi, mais plut;t vers le soleil levant.
;Apr;s une centaine de m;tres, il m’a plant; sur la selle, m’a aid; ; m'y tenir en ;quilibre pendant une quinzaine de m;tres puis m’a l;ch;, normal, je n’avais plus qu’; me d;brouiller. Quand je me suis senti tout seul, libre de toute contrainte, c’est ; dire sans soutien d’aucune sorte, j’ai ;t; saisi d’une grande frousse et j’ai cess; de penser. Levant le nez, j’ai aper;u deux petites vieilles qui traversaient tranquillement la rue en bavardant, bras dessus bras dessous, elles allaient de la droite vers la gauche. J’ai eu peur de les heurter et au lieu de regarder o; je devais aller, j’ai fix; la cible mouvante que je voulais ; tout prix ;viter. Je ne pouvais pas m’arr;ter de p;daler de peur de tomber, et pour garder mon ;quilibre, j’appuyais de plus en plus fort. Quand elles ont compris ce qui arrivait, elle se sont mises ; courir, ; petit trot, pour se mettre ; l’abri et moi je leur filais droit dessus, de plus en plus vite. Elles n'ont d; leur salut qu'au petit saut qu’elles ont fait en arrivant sur le trottoir dont j’ai heurt; la bordure ; l’endroit m;me o; elles ;taient pass;es. Je suis tomb; par terre accabl; par leurs insultes et les ;clats de rire de mon fr;re.
;Le cours du Sud est connu pour une affaire tragique.
;En 1943, un ;pisode sanglant de la lutte entre gestapo et R;sistance s’y est d;roul;.
;Un dimanche, c’;tait tr;s pr;cis;ment le 24 octobre 1943, nous ;tions ; table avec ma m;re et mon fr;re. La journ;e ;tait tr;s belle, il faisait chaud et les fen;tres donnant sur le cours Tolsto; ;taient grandes ouvertes. Nous ;tions donc ; table, mangeant ce que ma m;re arrivait ; pr;parer dans ces temps difficiles. Il est vrai que nous ;tions un petit peu privil;gi;s. Tout le monde ;tait soumis au r;gime des tickets d’alimentation lesquels diff;raient selon certaines cat;gories. J’;tais class; J2, Jeune 2, et b;n;ficiait d’un peu plus de laitage que les adultes. Ma m;re et mon fr;re ;taient respectivement class;s A et J3, ce qui leur donnaient droit ; des tickets de tabac et d’alcool. Ni ma m;re ni mon fr;re ne fumaient ni ne buvaient la moindre goutte d’alcool. Des malheureux accros de la cigarette et du vin ;changeaient des tickets de rationnement de mati;re grasse ou de viande pour satisfaire leurs envies.  Nous, cela nous arrangeait bien.
;A la fin du repas, nous avons entendu comme une p;tarade sur le cours Tolsto;. C’;tait fr;quent durant l’occupation, puisque beaucoup de v;hicules marchaient au gazog;ne, comme ils n’avaient pas ;t; con;us pour ;a, on comprend que ;a claquait tant que ;a pouvait.
La p;tarade a sembl; bizarre ; mon fr;re qui a dit, quelque chose ne va pas et est all; ; la fen;tre d’o; il nous a cri; de venir. ;Voil; ce que nous avons vu. Sur le trottoir d’en face, devant le garage Gramusset, un homme en noir, un petit objet ; la main courait en direction de la rue Antonin Perrin, soit vers notre gauche. Il s’est arr;t; une premi;re fois, s’est tourn; lentement et calmement, pour tirer derri;re lui avec son revolver. C’est le claquement de son arme que nous avions pris pour un gazog;ne. Puis, il a repris sa course. Nous avons alors aper;u son poursuivant, un homme jeune aux cheveux roux, en chemise aux manches relev;es, tenant dans ses mains l’objet le plus bleu que j’ai jamais vu de ma vie. C’;tait une mitraillette avec laquelle il essayait d’atteindre l’homme en noir.
;Quand l’un tirait, l’autre s’abritait derri;re ce qu’il pouvait. Un passant, un homme ;g;, la canne ; la main, pris entre les deux feux s’;tait r;fugi; dans l’encoignure du garage Gramusset, l; o; j'avais vu se cogner un malheureux aveugle. J’ai cru mourir de peur lorsque le jeune homme sorti de son abri, cherchant l’homme en noir qui s’;tait accroupi derri;re une voiture, arriva devant le garage. Il pointa sa mitraillette sur le passant aplati dans son coin. En d;pit de l’;tat de surexcitation effrayant que l’on devine ;tre le sien, le jeune homme eut l’extraordinaire sang froid d’identifier le passant comme ;tranger ; l’affaire et de reprendre sa poursuite.
;Au milieu de cette sc;ne de folie, on prit conscience qu’un tram descendait tout tranquillement de la place Grand-Cl;ment.  Le wattman fit tinter sa clochette, puis d;cida sagement de s’arr;ter en face de l’imprimerie Arnaud afin d’;viter une balle perdue.
;L’homme en noir en profita pour rompre, traverser le cours et bondir dans la motrice, se cachant parmi les voyageurs. Le jeune h;ros roux, l’arme bleue ; la main poursuivit sa course droit devant lui pour dispara;tre au premier tournant soit dans la rue Antonin Perrin.
;Pendant ce temps, ma m;re, pour me mettre ; l’abri, avec toute son ;nergie essayait en vain de me faire l;cher la barre d’appui de la fen;tre ; laquelle j’;tais cramponn;. Mon fr;re faisait comme moi, il regardait de tous ses yeux.
;Quand un silence de mort est retomb; sur le cours Tolsto;, mon fr;re a dit qu’il lui semblait bien avoir entendu, avant celle-l;, une fusillade derri;re la maison, venant du cours du Sud, et on s’est pr;cipit;s aux fen;tres donnant sur l’arri;re. Presque en face de nos fen;tres, il y avait une petite maison d’un ;tage avec, au rez-de-chauss;e, un coiffeur pour hommes.
;Je d;testais d’avoir ; aller “au coiffeur”. Je ne supportais pas l’odeur de lotion ; bon march;, je n’aimais pas voir les cheveux tra;ner par terre, balay;s avec la poussi;re d;s qu’un client se levait. On y attendait son tour tr;s longtemps, trop longtemps. Plus jeune on est, plus le temps s’;coule lentement. C’est qu’on a une horloge biologique qui cliquette vite, tr;s vite. On voudrait aller jouer ou lire ou courir. On doit rester assis, sans rien dire, sans rien ; faire, ; respirer cet air impr;gn; d’une eau de Cologne aux senteurs violentes. Venait enfin le moment o; l’on ;tait pris par le gar;on coiffeur, le patron ne s’occupait pas, bien entendu, des moutards ; qui il n’aurait rien ; dire. ;Il fallait rester compl;tement immobile sur son si;ge comme t;tanis; dans la posture qu’imposait le coiffeur. Ensuite, il nous coin;ait la t;te entre sa main et son ventre, contact abominable et clip, clip, clip avec ses ciseaux mena;ait de tailler bien autre chose que les cheveux. Impossible de remuer un doigt, tiens toi tranquille, ne bouge pas. Pas moyen de faire glisser du visage les cheveux coup;s qui s’y accumulaient et chatouillaient impitoyablement. On n’avait le droit que de grimacer sous cette petite torture jusqu’; ce que, telle une b;n;diction, mais bien plus efficace car ; effet imm;diat, venait enfin la caresse de la brosse aux longs poils qui chassait nos cheveux de notre visage et de notre cou.
;Je sortais “du coiffeur”, la bouille ronde, humide, puant ; des m;tres, et pour longtemps, l’eau de Cologne ; bon march;. J’en ai conserv; un si mauvais souvenir que longtemps, je me suis coup; moi-m;me les cheveux. Les m;chantes langues pr;tendaient que ;a se voyait.
;La petite maison du coiffeur a maintenant disparu. A  sa place, j’ai vu lors de ma visite un immeuble de cinq ;tages, une barre toute en longueur, avec un balcon rayant toute sa fa;ade d;j; pas mal d;grad;e. Mais revenons ; l’occupation.
;Par ce beau dimanche d'octobre 1943, apr;s avoir assist;s, haletants, ; la fusillade devant la maison, mon fr;re nous dit qu’avant que ;a ne claque devant, il avait entendu quelque chose venant du cours du Sud. Nous courons donc ; la fen;tre de la cuisine qui  donnait sur l’arri;re de la maison; il avait raison.
;Ce qu’on appelait alors une traction, soit une onze chevaux Citro;n, de couleur noire, est arr;t;e devant la petite maison du coiffeur.
;La rue est totalement d;serte, silencieuse comme le tombeau qu’elle est devenue: devant la voiture, deux corps parfaitement immobiles sont allong;s dans une immense mare d’un sang rouge vif.
 
 
Le jeune h;ros aux cheveux roux
 
 
D;sireux d’en savoir plus long sur cette affaire, lors de cette p;r;grination ; Villeurbanne, je me suis rendu aux archives municipales, o; j’ai eu la chance de trouver ce que je cherchais dans un document ;dit; par la municipalit;, pour c;l;brer l’anniversaire de la construction des gratte ciel qui faisaient la fiert; de la ville et dont il sera question plus loin. Le document a pour titre :
“Les Gratte ciel ont cinquante ans. La Ville de Villeurbanne est en f;te”. Directeur de publication, Charles Hernu/;dition R;gie publicitaire SEDIP, Lyon, 1984 ".
;Le jeune h;ros aux cheveux roux qui coursait un gestapiste l’arme ; la main se nomme Joseph Smulewicz. Dans un article, il raconte la fusillade et j’en reproduis ici le d;but : ”.........J’habitais une petite chambre au 5 cours du Sud avec Antoine. Un jour, deux camarades du groupe Carmagnole, Robert et Andr;, d;barquent chez nous, compl;tement tum;fi;s; ils avaient ;t; arr;t;s par la Gestapo et tortur;s pendant plusieurs jours. Alors qu’on les emmenait ; Montluc pour les fusiller avec douze autres r;sistants, le groupe franc de Lucie Aubrac avait attaqu; leur convoi cellulaire et les avaient lib;r;s. Ils venaient se r;fugier chez nous. Huit jours apr;s leur arriv;e, alors que je revenais du ravitaillement, je me sens agripp; par le revers de ma veste et je me trouve face ; un soldat allemand qui me pointe le canon de sa mitraillette sur le ventre. Je vois Antoine, Robert et Andr; descendre l’escalier entre trois types de la Gestapo qui les font monter ; l’arri;re d’une traction. Deux des gestapistes remontent dans la chambre pour la fouiller tandis que le troisi;me, assis ; l’avant de la voiture, braque mes trois camarades avec un revolver. Robert, qui avait jur; de ne jamais retomber vivant dans les pattes de la Gestapo, saisit tout ; coup la main qui tient le revolver. Le soldat qui me surveille n’ose pas tirer de peur de blesser son chef, j’en profite pour le saisir au cou par derri;re. Il m’envoie bouler, mais Antoine a d;j; le revolver du gestapiste en main, il descend le soldat de deux balles dans le corps, puis se penche sur l’homme de la Gestapo qui lutte avec Robert et lui loge une balle dans la t;te................” ).
 
Juifs ath;es


;Dans le haut du cours Tolsto;, je n’ai pas pu retrouver la maison o; habitait l’inspecteur B. C’est bien dommage, et je regrette de ne pas me souvenir de son nom, mais j’ai le souvenir vague qu’il commen;ait par un B.
;Pour des raisons myst;rieuses, mon p;re avait ;t; en affaires avec lui.
;Mon p;re avait eu la na;vet; de nous d;clarer juifs au commissariat de police du quartier comme l’exigeait le gouvernement de Vichy ( ne me parlez jamais ni de P;tain ni de Laval ). Apr;s cela, il avait d; commencer ; s’inqui;ter, mais il ;tait trop tard, la m;canique ;tait en marche. Je me souviens des larmes de ma m;re, naturalis;e en 1929 ; qui l’on avait retir; sa carte d’identit;. A la place, elle avait re;u une carte bleue p;le d’;tranger, ; volets, sur laquelle on avait appos; en grosses lettres roses le mot “juif”.
;Je savais bien qu’on ;tait juifs. Mes parents, entre eux, ne parlaient pas occitan, breton ou alsacien mais yiddish. On voyait d;filer ; la maison des gens n;s ; l’Est qui parlaient avec eux en yiddish, mais, avec mon fr;re et moi, un fran;ais maladroit, toujours marqu; du m;me accent que j’aime entendre encore aujourd’hui, mais c’est devenu si rare, les locuteurs ont presque tous disparus. Pourquoi ces gens nous parlaient-ils fran;ais ; mon fr;re et ; moi et pas yiddish? C’est que notre p;re voulait que nous nous assimilions totalement, que nous devenions des Fran;ais comme les Durand et les Dupont. Il avait quitt; la Pologne avec un immense soulagement et ne pensait qu’avec haine et m;pris aux Polonais catholiques antis;mites, les Polacks. Mais il n’;tait pas tendre non plus pour les juifs religieux de Pologne en qui il ne voyait que des ;tres arri;r;s et des pharisiens, alors que lui rejetait avec violence tout ce qui touchait ; Dieu en g;n;ral et ; la synagogue en particulier, ne jurait que R;publique et modernit;. Mais le yiddish ;tait la langue maternelle de mes parents et ils ne pouvaient se passer de l’utiliser entre eux ou avec leurs amis « de l;-bas ». Aujourd’hui, cela me rappelle mes amis paysans de l’Ari;ge qui m’expliquaient, ;videmment en fran;ais, qu’ils ne pouvaient se raconter une bonne histoire qu’en patois, parce qu’en fran;ais, ;a manquait par trop de caract;re et de charme. Tr;s logiquement, nos parents ne nous parlaient que fran;ais et leurs amis ne pouvaient communiquer avec nous que dans cette langue. J’ai donc une compr;hension passive d’un yiddish rudimentaire. Je voyais les amis de mes parents, juifs de Pologne ou de Russie en g;n;ral dont c’;tait la langue maternelle, mais ne savais rien leur dire. On ne fr;quentait pas les juifs allemands ou autrichiens, en fait, je n’en ai pas vu ; la maison jusqu’; la guerre qui a tout retourn;.
;Chez nous, on ne buvait pas de vin. Parfois mon p;re sifflait un verre de vodka mais seulement s’il y avait des invit;s avec qui trinquer, il ne buvait jamais seul. On n’aimait pas la viande rouge, on ne la consommait que tr;s cuite, sous forme de boulettes ou en pot au feu. Il y avait aussi le plus souvent de la volaille, et mon p;re appr;ciait particuli;rement le cou d’oie farci que ma m;re r;ussissait para;t-il tr;s bien. On avait souvent droit ; la carpe farcie (que je n'ai jamais pu manger, car ma m;re rapportait la carpe vivante du march;, et la laissait quelques jours tourner dans une cuvette en zinc avant de la sacrifier, spectacle pour moi insoutenable), et aux harengs ;pais et gras. Mais on consommait du porc, en veux-tu en voil;, sous forme de jambon, de c;telette, de saucisson. C;t; l;gumes et c;r;ales, on se r;galait de kacha (sorte de polenta de sarrasin l;g;rement grill;), de latkes (croquettes de pommes de terre), on mettait des oignons partout, le plus souvent rissol;s dans la graisse d’oie ou dans le saindoux. Le meilleur dessert du monde, dont je ne me lassais jamais, c’;tait la halva de s;same, pure, sans chocolat ni noisette, de pr;f;rence de la marque le Bosphore. 
;Une fois par an, j’ai appris beaucoup plus tard que cela correspondait ; Pessah, la P;que juive, mon p;re revenait avec un paquet de matzes sous le bras, le pain azyme. C’est tout ce que je voyais de la religion mais ce n’;tait gu;re s;rieux, puisque cela ne nous emp;chait pas de nous taper, le m;me jour, la fl;te de pain du boulanger d’; c;t;, avec du porc et pour finir du fromage, le tout servi dans la m;me assiette, ce qui est mortel pour un juif pratiquant.
;L’usage des matzes pour P;ques serait cens; rappeler aux juifs qu’; leur d;part d’;gypte, les H;breux n’avaient pas eu le temps de laisser lever la p;te ; pain ni m;me de la saler. Il n’est donc pas n;cessaire que les matzes soient bons ; manger, leur fonction est de rappeler, ; qui l’aurait oubli;, ce que furent les souffrances du peuple juif en exil et les bienfaits qu’Elohim aurait d;vers; plus tard sur sa t;te (; ce point de vue, le peuple juif les attend toujours, ces bienfaits, et s’il est croyant, je lui souhaite bon courage pour donner un sens ; la Shoah).
;Nous, sur les matzes, on mettait une bonne couche de beurre, on les salait, on les pliait en deux, comme ;a ce n’est pas mauvais du tout. Mais mon r;gal, ce n’;tait pas encore ;a. Mon r;gal, encore aujourd’hui, c’;tait le quignon de pain qu’on ouvrait en deux et qu’on beurrait  ; l’int;rieur. On frottait la cro;te avec de l’ail frais et on saupoudrait de sel.
;Avant la guerre, donc, ;tre juif pour moi, c’;tait tout cela, rien de plus, rien de moins, notre p;re n'ayant jug; bon ni de nous apprendre ; lire le yiddish, ni m;me ; le parler. De l'h;breu qui n';tait qu'une langue liturgique, il ne pouvait ;tre question, quant ; la Tora, on n'en connaissait ; travers lui que les histoires les plus scabreuses ou ses interpr;tations mat;rialistes assez ing;nieuses, de pr;f;rence irr;v;rencieuses, qui me font sourire encore aujourd’hui.
 
;      Une nuit chez l’inspecteur de police
 
Quand ma m;re a commenc; ; regarder sa carte d’identit; d’;trang;re et ; pleurer, j’ai bien compris qu’il devait y avoir autre chose, dans le fait d’;tre juif, mais quoi? J’avais compris l’essentiel pour survivre : c’;tait dangereux d’;tre juif, ce n’;tait pas bien du tout, il fallait s’en cacher et se m;fier des autres parce qu’on ne savait jamais comment ils allaient r;agir s’il apprenaient qu’on l’;tait.
;Les gendarmes ;taient particuli;rement redoutables, la milice c’;tait pire, c’;tait un peu la gestapo mais en fran;ais, la police c’;tait moins mauvais car mon p;re y connaissait quelqu’un, l’inspecteur B.  ;Comment, ce qu’ils faisaient ensemble, je n’en ai aucune id;e. ;L’inspecteur de police nous a rendus deux immenses services, et cela ;tait d’autant plus m;ritoire de sa part, que mon p;re n’;tait plus l; quand cela s’est pass;.
;Un matin, il est venu nous voir, nous pr;venir qu’il y aurait le soir m;me une grande rafle. Il n’;tait pas s;r que notre maison serait dans le lot de celles qui seraient visit;es. Une rafle, ;a consistait ; isoler un bout de quartier, ; bloquer des rues. Ensuite, la police ou la milice peut-;tre vient fouiller les maisons ;tage par ;tage. On contr;le les papiers des habitants, et suivant la situation ou les ordres, on arr;te, on emprisonne, on d;porte, on fusille.
;L’inspecteur ne savait pas ; quelle hauteur du cours Tolsto; la rafle s’arr;terait et il recommandait que nous allions dormir ailleurs. Mais o;, a demand; en pleurant ma m;re, il n’y a personne pour nous cacher.
;Lorsque j’en viendrai ; parler du quartier des Maisons neuves, je raconterai comment nous y avons rencontr; des gens courageux qui nous ont aid;, mais au jour de la visite de l’inspecteur, nous ne connaissions personne. Pour se fier ; quelqu’un, il faut des circonstances un peu exceptionnelles, car tout le monde se m;fie de tout le monde; Il faut aussi beaucoup de courage pour celui qui va aider alors qu’en ne faisant rien, il ne risque rien ..... en attendant que le malheur lui tombe dessus.
;Il y a sur le sujet une histoire bien connue aujourd’hui: Quand on est venu arr;ter les juifs, je n’ai pas boug;, je ne suis pas juif, en quoi cela me concerne-t-il? Quand on a arr;t; les arabes, qu’avais-je ; y voir, je ne suis pas arabe. Quand on a arr;t; les n;gres, les jaunes, les rouquins, ceux qui ont le nez de travers, je n’ai pas boug; non plus. Et on peut poursuivre la liste jusqu’au moment o; le locuteur dit pensivement : lorsqu’on est venu m’arr;ter, moi, c’est bizarre, il n’y avait plus personne pour me d;fendre.
;L’inspecteur connaissait peut-;tre l’histoire, qui sait. Il a dit ; ma m;re que puisqu’on ne savait pas o; aller dormir, on pouvait aller chez lui, l; on serait de toute fa;on en s;ret;. Il a m;me ajout;, votre fils, moi, dormira dans le lit de ma fille, j’ai un canap; pour vous. Mon fr;re n’;tait pas l;, il devait d;j; travailler ; Saint-Chamond, j’en parlerai plus loin, ;a tombait bien pour lui.
;Je n’avais pas vraiment parl; ; une fille depuis trois ans. A cette ;poque on s;parait strictement les sexes ; l’;cole, et depuis notre arriv;e ; Villeurbanne je ne connaissais ; part les gamins d’;cole que le petit Louis.
;J’ai le souvenir d’avoir essay; de parler ; une fille de mon ;ge, dans un jardin public, encourag; par monsieur Rapaport. Je m’;tais approch; et lui avais dit “Mademoiselle” et elle avait ;t; prise de fou rire et je m’;tais sauv; rouge et br;lant de honte.
;J’ai pass; la journ;e ; penser ; la fille de l’inspecteur et ; son lit. J’avais une peur indicible et en m;me temps comme j’attendais ce soir!
;Tout doucettement, tr;s lentement, le moment de nous rendre dans le haut du cours Tolsto; est arriv;. Discr;tement, nous nous sommes gliss;s dans la maison de l’inspecteur et nous avons toqu; ; la porte de son appartement, ; l’heure dite.
;Je pense que je m’attendais ; partager le lit de la fille de la maison, cela me paraissait normal, puisque j’ai longtemps dormi dans le m;me lit que mon fr;re.
;D;ception et soulagement immense aussi, bien entendu, la fille de l’inspecteur avait ;t; envoy;e pour la nuit chez des parents. J’ai donc dormi seul dans le lit de la petite, n’osant pas bouger un orteil, mais quels r;ves j’ai fait!
;La seconde fois que l’inspecteur nous a aid;, mon fr;re ;tait plus directement concern;.
;Un matin ; six heures, on a frapp; ; la porte. Aujourd’hui personne ne peut comprendre la terreur qui saisissait pendant l’occupation quand on entendait cogner ; la porte la nuit, ou tr;s t;t le matin, alors que l’on n’attendait personne. Comme on insistait, la premi;re r;gle ;tant de faire le mort, de pr;tendre qu’on n’;tait pas l;, il a bien fallu ouvrir, car on cognait de plus en plus fort. C’;tait l’inspecteur, le visage ferm;, qui a pr;venu  ma m;re sans la regarder que dans une heure il allait revenir accompagn; d’un agent pour arr;ter et remettre au STO, le service du travail obligatoire, le d;nomm; … mon fr;re. Puis il a tourn; les talons sans ajouter un mot de plus.
;Le STO ;tait ; fuir comme la peste. Cela signifiait travailler pour les nazis, le plus probablement en Allemagne.
;Mon fr;re a donc fil; imm;diatement de la maison pour trouver un refuge. Tr;s ponctuellement, l’inspecteur est revenu constater que le sieur ... n’;tait pas au domicile de ses parents qu’il avait quitt;, il y a d;j; beau temps, sans laisser d’adresse.
 
;L’;cole de la rue Antonin Perrin


;La rue Antonin Perrin est une transversale au cours Tolsto;, situ;e ; droite quand on monte vers la place Grand Cl;ment. L; se trouvait mon ;cole, en fait, elle existe toujours et, la revoyant, j’ai reconnu le pr;au profond et la chemin;e de briques, carr;e, qui m’a paru je dois le dire bien moins imposante que dans mon souvenir. En hiver, pendant la r;cr;, quand il faisait vraiment tr;s froid, on s’agglutinait autour, quelques minutes, comme pour se recharger de bonne chaleur avant de repartir jouer.
;Je suis arriv; ; l’;cole en octobre 1940, donc  apr;s la rentr;e. C’est toujours difficile d’arriver apr;s les autres, c’est bien connu. De plus, je venais de Paris, ;a ne plaisait pas beaucoup. Ajoutez ; cela que je comprenais mal ce que disaient les autres gamins qui parlaient une langue qui m’;tait en partie ;trang;re. En fait, ils parlaient lyonnais, une langue en voie de disparition aujourd’hui, mais qui ;tait bien vivante en ce temps l;. Moi, j’avais sans doute l’accent parisien, ;a ne plaisait pas beaucoup.
Les gamins, les gones, donc et cela se dit encore, jouaient dans la cour ; “ qui tire l’atche” , au pot, ils “d;guillaient” pour former les ;quipes qui s’affronteraient ; la r;cr; et il ne fallait pas frouiller. Dans cette langue, un matefaim est une cr;pe, une patte est un chiffon, les ;quevilles des ordures, la vogue est la f;te foraine, un far est un po;le et le pique feu son tisonnier.
;Je comprenais donc mal, parfois pas du tout ce que criaient les gamins sauf bien s;r “parisien t;te de chien, parigot t;te de veau”. Les gamins jouaient ; “tchi, fou, mi”, jeu qui se pratique dans la cour, debout, g;n;ralement entour; d’un cercle d’arbitres dont l’objectivit; est tr;s douteuse. Deux gamins sont donc face ; face et crient ensemble ces trois ;nigmatiques syllabes. A chaque cri, on lance en avant la main que l’on tenait cach;e dans son dos. La main peut prendre trois formes diff;rentes. Elle est caillou, c’est le poing ferm;, elle est ciseau, le m;dius et l’index, ;cart;s, sont tendus en avant, elle est feuille de papier, la main est plate, paume vers le sol, comme pour un serment.
;Quand on sait que la feuille enveloppe la pierre qui ;mousse les ciseaux qui eux-m;mes coupent la feuille, on comprend qu’; chaque cri, il y a confrontation et contestation car pour que cela fonctionne bien, il ne faut pas que l’on change sa main en voyant celle de l’autre, il faut donc se synchroniser et les tricheurs habiles sont l;gions. Et il faut que cela aille tr;s vite, il ne faut pas qu’il y ait de temps mort, une r;cr; doit durer une ;ternit;, il faut que s’y passent mille choses en un quart d’heure.
;Moi, je n’;tais pas bien du tout ; ces r;cr;s sauf quand on jouait ; la d;livrance car je courais tr;s vite. Mais cela ne suffit pas pour ;tre une vedette ; ce jeu.  La gloire de la cour ;tait l’a;n; des fr;res Dupont, un feinteur fabuleux. On voulait toujours ;tre avec lui. Il avait le g;nie de mettre ses poursuivants ; contre pied, il fallait se mettre ; trois pour le toucher et encore. Ce qu’on a pu l’admirer!
;Je faisais partie des gamins ; la fois pr;cieux et cependant m;pris;s par les autres. C’est que je jouais mal aux billes en d;pit de tous mes efforts. Je perdais ; chaque partie avec une assez bonne r;gularit;, c’est ; dire que mon stock de billes fondait ; vue d’;il d;s le d;but de la semaine. Je ne parle pas des atches, les agates des gamins de Paris, que tous convoitaient et qu’on me gagnait presque ; tous les coups. Mon sac de billes de terre cuite normalement gonfl; le lundi matin s’amaigrissait rapidement au cours de la semaine, et pour qu’il ne soit pas compl;tement vide, la honte, il me fallait en acheter que je revenais perdre au jeu ; la r;cr; suivante. En somme j’;tais de ceux qui fournissaient l’;cole en billes neuves.
;On habitait ; quelques centaines de m;tres de la rue Antonin Perrin, cela ne m’emp;chait pas d’arriver en retard tous les matins, essouffl;, malheureux et honteux. En fait je n’aimais pas l’;cole, dont le seul int;r;t ;tait de me permettre de fuir ma m;re. C’est aussi que je remettais toujours ; plus tard de faire mes devoirs et d’apprendre mes le;ons, ce qui me contraignait ; faire tr;s, trop vite, mon travail d’;cole. J’;crivais en cons;quence atrocement mal, j’;tais le mauvais exemple g;n;ralis; pour tout ce qui touchait ; l’;criture et la pr;sentation car je semais des taches d’encre partout ; mon grand d;sespoir. N’importe quel autre gamin faisait mieux que moi. Un jour, la ma;tresse exc;d;e nous a montr; des cahiers tenus par des filles de l’;cole d’; c;t; et on ;tait tous morts de honte tant c’;tait joliment color; et propre.
;Pourtant, j’;tais encore tr;s bon ;l;ve, d’une certaine fa;on, car tout ce qui se disait en classe, je le retenais et le comprenais imm;diatement. Je savais aussi m’en servir tout de suite. Les devoirs faits en classe, les dict;es, le calcul mental et le reste marchaient tr;s bien. C’est ; la maison que j’;tais incapable d’apprendre ou de travailler mais comme ma m;moire suffisait, ;a ne se voyait pas encore. D’ailleurs, ; la maison, personne ne s’int;ressait ; mon travail, ne me demandait o; j’en ;tais de mes devoirs et le;ons.
;Chez moi, je lisais avec passion tout ce qui me tombait sous la main. Encore un myst;re: quand au d;but de l’ann;e on nous donnait nos livres de classe, je lisais dans la semaine, enti;rement, ceux d’histoire, de g;ographie, de fran;ais, qui alors s’appelait livre de lecture.
Dot; d’une tr;s bonne m;moire, je n’avais plus ; les rouvrir de l’ann;e pour me souvenir de leurs contenus. Je pr;f;rais lire apr;s cela n’importe quoi d’autre, journaux, ;tiquettes, livres, dictionnaires. ;Mais il ne me venait pas ; l’id;e que je devais apprendre mes le;ons, ou relire ce que je n’aurai eu aucune peine ; savoir par c;ur si je l'avais voulu. Il me semblait aussi, et cela a toujours compt; quelque part dans mon existence, que d’obtenir une bonne note ou ;tre remarqu; pour avoir r;cit; ce qu’un autre avait ;crit, ce n’;tait pas bien, c’;tait d’une certaine fa;on de la triche, de la copie, une manifestation de m;diocrit;. J’;tais confort; dans cette id;e par le comportement de mon p;re qui critiquait toute autorit;, exprim;e oralement ou par ;crit, n’appr;ciant en somme que ses propres id;es.
;Je me souviens avoir ;t; surpris un jour en flagrant d;lit de lecture par l’instituteur. Au lieu de l’;couter, je lisais un livre pos; sur mes genoux. C’;tait un recueil de po;mes de Victor Hugo qu’un copain de classe dont le p;re travaillait ; l’imprimerie Arnaud, cours Tolsto;, m’avait donn;.  Son p;re en avait ramen; un plein sac chez lui et ne savait pas quoi en faire, alors son fils les offrait ; qui en voulait. Pour moi ;a a ;t; un cadeau magnifique que j’ai r;ussi ; ne pas ;garer dans mes p;r;grinations. L’instituteur, n’a rien os; me dire, Victor Hugo en ce temps l; en imposait encore.
;L’instruction publique ;tait encore tr;s marqu;e par la vie aux champs, l’usine et les administrations. Je suppose que sa mission premi;re ;tait de former les apprentis et les commis de demain sans oublier les bergers, les domestiques et les ouvriers agricoles. Les probl;mes de calcul portaient sur un monde inconnu des pauvres gamins des villes que nous ;tions : on y parlait de robinets de baignoire alors que personne n’en avait chez soi, de piquets et de cl;tures qu’on n’avait jamais vus, et d’;ufs cass;s et pas cass;s pour ;valuer le b;n;fice de l’;pici;re.
;Les r;dactions portaient sur le romantisme du travail ; l’usine ou aux champs. Je me souviens avoir eu ; composer, ; r;diger plut;t, sur le sujet suivant: Un laboureur est au champ, d;crivez la sc;ne.
;De ma courte vie, je n’avais encore jamais vu de champ et encore moins de laboureur sinon ceux de l’Ang;lus de Millet reproduction couleur s;pia du Larousse familial. Un des gamins ; c;t; de moi avait de la famille ; la ferme ou un grand p;re qui venait de la campagne, toujours est-il qu’il me dit, fier de son savoir: ” ils ont des charrues Brabant qui se retournent au bout du champ”. Avec cette phrase au sens imp;n;trable, un vague souvenir de lecture ant;rieure, j’ai r;ussi ; avoir une excellente note, ce qui aujourd’hui me permet de conclure que l’instituteur avait de la campagne une exp;rience aussi ;tendue que la mienne.
;Comme dans toutes les ;coles de France, je suppose, on nous faisait chanter “Mar;chal nous voil;” et la t;te des gamins est bien faite, car on ne comprenait pas plus ce que cela voulait dire que le “cent quimpur abreuve nos sillons”.
;Un jour, j’ai re;u, oui, j’ai re;u, moi, adress;e donc ; ma personne, une carte postale du Mar;chal illustr;e par une photo de son auguste personne. Elle commen;ait par “Mon cher enfant” le reste je ne m’en souviens plus du tout. On y voyait le Mar;chal  assis sur un bourrin au cul ;norme, signe d’un ;clatant modernisme. Dans la cour de l’;cole, on a d;couvert qu’on avait tous re;u rigoureusement la m;me carte ; l’adresse pr;s. Le soup;on que le cheval ;tait empaill;, on n’a pas os; penser que le Mar;chal aurait pu l’;tre ;galement, s’est vite fait jour parmi les plus effront;s. A la maison on m’a fait comprendre, sans que cela soit explicite, que “;a n’;tait pas pour nous”.
;Une ann;e, au lieu d’un instituteur, on a eu comme on disait alors, une ma;tresse, madame C. C’;tait une dame grise, sans caract;re particulier, sinon qu’elle portait le plus souvent me semble-t-il un cardigan marron ; grosses torsades et gros boutons. J’avais remarqu; combien elle avait d’attention pour un des gamins de la classe, le nomm; P., gar;on plut;t m;diocre en tout, falot, p;le blondinet, encore plus bouff; de taches de rousseurs que moi.
;Ce P. ;tait non seulement sans caract;re, mais de plus, il ne comprenait rien ; rien. Malgr; cela, il avait toujours d’excellentes notes en classe, d’ailleurs, il ;tait devant moi, puis devant tout le monde, et il finit par se trouver ind;vissable premier de la classe apr;s une ascension aussi incompr;hensible qu’irr;sistible. Les cancres s’en foutaient un peu mais pas compl;tement, quant aux autres, nous enragions sans rien dire.
;Les copains m’ont alors dessiller les yeux, moi qui ne voyais rien de rien. Ils m’ont fait observer le man;ge de madame C. et de P. C’est qu’il arrivait souvent le matin avec un petit paquet qu’il remettait discr;tement ; madame C. avant d’entrer en classe.
;Les copains m’ont dit aussi que les parents du p;le P. ;taient ;piciers, ce qui ;tait une b;n;diction en ces temps de restriction. Tout s’expliquait.
;Je ne crois pas avoir ressenti dans ma vie un tel sentiment de r;volte pour l’injustice qui nous ;tait faite. Ce qu’il y avait dans les paquets, je n’en avais rien ; faire, je ne me l’imaginais pas, je n’en avais aucune envie, bref, je m’en fichais. Mais que la ma;tresse se r;v;le injuste, trafique les notes, donne un tour de faveur, ;a me faisait suffoquer, j’en avais le c;ur qui battait la chamade.
;Il n’a pas fallu longtemps pour que mon indignation me fasse exploser et passer toute borne. A la remise des r;sultats de je ne sais plus quoi, o; le p;le P. triomphait une fois de plus, j’ai os; ce qui ;tait ; cette ;poque un acte inimaginable de la part d’un enfant. Je me suis lev; et j’ai interpell; la ma;tresse. Je l’ai accus;e de donner de bonnes notes ; P. en ;change d’;ufs et de beurre. Il y a eu alors un incroyable silence dans la classe. Tout le monde m’a regard;, puis la ma;tresse et finalement P. qui pour une fois avait pris de la couleur, il ;tait devenu tout rouge. J’;tais tr;s fier de moi en m;me temps que j’avais tr;s peur de ce que j’avais fait. Mon c;ur ;tait mont; dans ma gorge et battait ; m’;touffer. D’ailleurs ma diatribe termin;e, je suis rest; longtemps muet, ;puis;, incapable de dire un mot de plus.
;La malheureuse madame C. nous a regard;s, moi plus particuli;rement, puis elle a marmonn; quelque chose ; propos de sa fille avant de s’effondrer sur le bureau, t;te enfouie dans ses bras repli;s. Elle s’est mise ; sangloter sans fin.
;Je n’;tais plus fier du tout.
;D’ailleurs, je l’ai pay; cher car les autres enfants m’en ont beaucoup voulu par la suite.


;15 rue Antonin Perrin
 
;Lorsque nous avons d;m;nag; de l’appartement du cours Tolsto;, en nous cachant du voisinage, nous nous sommes install;s rue Antonin Perrin, au num;ro quinze, dans un minuscule appartement.
;D;m;nager en douce, ;a n’avait pas ;t; si difficile que ;a puisqu’on abandonnait tous nos meubles, chambre ; coucher et salle ; manger comprises, n’emportant que du linge, des ustensiles de cuisine, les indispensables Larousse, mes bouquins de la biblioth;que verte, le Jules Verne d’Anna et mon pr;cieux Victor Hugo. L’ensemble de nos biens tenait tr;s bien dans une chambre, une cuisine avec une petite alc;ve attenante o; se trouvait mon lit.
;Nous ;tions deux ; vivre l;, ma m;re et moi car mon fr;re travaillait loin de Villeurbanne et ne rentrait que lorsqu’il le pouvait, ; la fin de la semaine. Il avait de faux papiers pour ;chapper au STO et nous semblait en s;curit; et en fait, l’;tait puisqu’il n’a jamais ;t; pris. ;En grande partie, c’est lui qui nous faisait vivre.
;La maison de deux ;tages o; nous nous ;tions install;s m’avait toujours sembl; tr;s sombre. En la revoyant, je l’ai trouv;e aussi petite que dans mon souvenir, mais plut;t pimpante ; l’int;rieur, avec son escalier en calcaire d’un tr;s beau jaune clair.
;La porte ;tait ouverte, j’ai donc pu monter au second, notre palier.
;A gauche, une porte, celle de l’appartement des seuls voisins de la maison que je connaissais. Ils ;taient petits, gros et rougeauds. Lui avait une voix ;raill;e qui semblait venir du tombeau, en fait c’;tait de la cave. Ils ;taient tr;s gentils avec nous, mais se disputaient souvent car ils buvaient sec tous les deux.
;A droite, c’;tait chez nous, mais aujourd’hui, je n’ai pas os; frapper. La fen;tre de la cuisine donnait sur une cour ferm;e, la chambre sur la rue. L’alc;ve s’ouvrait sur la cuisine. J’y avais un lit de r;cup;ration. Le sommier ;tait fait d’une couche de tr;s longs ressorts ; boudins entrem;l;s. L’ensemble prenait la forme gracieuse d’un hamac en ;lastique d;s que je m’y allongeais et, en son centre, effleurait donc le plancher. Sur le dessus, on avait, avec des morceaux de couverture, constitu; un ensemble qui formait comme un matelas.
Au milieu de cet assemblage et tout en longueur, on pouvait m;nager un espace o; un homme souple aurait pu se loger sans ;tre remarqu; ;tant donn; l’avachissement g;n;ral du dispositif et son ;paisseur.
;C’est de cette brillante observation qu’est n;e dans l’esprit de ma m;re ou de mon fr;re une id;e extravagante mais qui aurait pu sauver.
;Les gendarmes, pas la police, ont fini par retrouver notre trace et sont venus r;clamer mon fr;re pour l’envoyer au STO. Il ;tait heureusement loin, ; son travail, ils sont repartis bredouilles, mais ma m;re a pris r;ellement peur, et s’est dit que s’ils revenaient un dimanche, ils pourraient bien tomber sur lui.
;On a alors mis au point le sc;nario suivant. Si l’on frappait inopin;ment ; la porte, un jour ou mon fr;re ;tait l;, il devait se pr;cipiter dans mon lit et se glisser dan la fissure permanente qui s’y trouvait au milieu de ce qui me servait de matelas. Je devais me coucher carr;ment sur lui, tout en lui laissant un petit espace pour respirer, sinon tout ;a n’aurait pas servi ; grand chose. Je me d;shabillais ; grande vitesse dans le lit. Tous les gamins savaient faire ;a, puisque l’hiver les chambres n’;taient pas chauff;es, c’est comme ;a qu’on devait faire pour ne pas tomber gel;s dans les lits. Je saisissais alors dans le m;me mouvement la cuvette plac;e en permanence ; la t;te du lit.
;Comme je vomissais facilement, je devais simuler une ;c;urante crise de foie qui ne pourrait que d;go;ter les intrus. Pour une fois, j’avais ordre d’en mettre partout.  C’;tait na;f, bien au point (on avait r;p;t; et j’;tais parait-il tr;s convaincant en malade). Je n’h;sitais pas ; me fourrer deux doigts dans le gosier, ;a marchait ; tous les coups.
;Heureusement, on n’a jamais eu l’occasion de pratiquer en vraie grandeur, c’est presque dommage, je ne saurai jamais si ;a aurait march;.
;J’ai d’autres souvenirs du temps o; nous ;tions dans ce petit appartement.
;Le plus ancien date des bombardements de Lyon. La cave de la petite maison avait ;t; am;nag;e en abri pour la d;fense passive. En cas de bombardement, il ;tait interdit de rester dans les ;tages ou dans les rues, et on avait ordre de se pr;cipiter dans l’abri am;nag; le plus proche. D’ailleurs chacun avait une valise contenant l’essentiel (?) pour survivre et qu’il devait descendre avec lui dans l’abri d;s que sonnait l’alerte au bombardement.
;On avait tr;s peur d’;tre bombard;s et nous en particulier rue Antonin Perrin parce qu’au num;ro treize, il y avait l’usine Brondel. Monsieur Brondel, je l’ai appris dans un rapport de ma;trise paru en 1993 et qu’on peut consulter aux archives de la ville, ;tait membre de la L;gion, donc collaborationniste ou collaborateur, au choix, n’entrons pas dans une querelle linguistique inint;ressante. D’ailleurs, c’est tr;s simple, ; l’;poque, on disait tout simplement collabo.
;Les habitants de la rue s’imaginaient que les Am;ricains qui avaient la r;putation de bombarder tr;s fort en arrosant largement mais toujours ; c;t;, ou les Anglais qui frappaient juste, mais l;, m;me vingt m;tres d’erreur, c’;tait en plein pour nous aussi, allaient le lui faire payer et d;truire sa petite usine de m;canique o; travaillait une ou deux douzaines d'ouvriers. On se sentait la cible de tout les bombardements des Alli;s sur Lyon et mourrait de peur d;s que les sir;nes se mettaient ; hurler.
;Bien entendu, c’est la nuit qu’on bombardait. On voyait lentement descendre du ciel des luminaires ;blouissants et on entendait et ressentait sous nos pieds les coups sourds provoqu;s par l’explosion des bombes.
;J’avais tr;s tr;s peur, mais je n’;tais pas le seul. On ;vitait de descendre ; l’abri parce que mon fr;re, lorsqu’il ;tait l;, devait se montrer le moins possible de crainte d’;tre d;nonc;. Et puis, plus que tout, on avait la crainte de se retrouver ensevelis. On n’avait gu;re confiance en la solidit; de l’abri et en la vitesse d’intervention des sauveteurs. De finir enterr;s vivants, cela n’attirait personne.
;Mon fr;re avait lu que les angles des chambres r;sistaient mieux que le milieu. Quand on ne descendait pas ; l’abri, on se tenait donc chacun dans un coin, tout seul, ; parler bas comme si d’;lever la voix aurait pu attirer les bombes sur nous. C’;tait chacun sa trouille. ;Mon fr;re comptait les secondes qui s;paraient l’arriv;e des ;clairs du tonnerre assourdi de la bombe, le veinard, ;a l’occupait. Je devais l’agacer pas mal car je demandais toujours ; quelle distance c’;tait tomb;, ;a m’occupait aussi. Pour nous, heureusement, c’est toujours tomb; assez loin, l’usine Brondel ;a ne valait sans doute pas le d;tour.
;Une nuit o; ;a tapait plus fort que d’habitude on est descendu dans l’abri, ma m;re tenant ; la main la valise de secours. J’imagine qu'on ;tait en semaine et que mon fr;re n’;tait pas ; la maison. L’abri ;tait particuli;rement peu rassurant. Une des caves avait ;t; orn;e d’une porte de fer. Il y avait ;crit dessus abri et d;fense passive, ainsi que le nombre maximum de personnes ; admettre. Les autres ;taient cens;es aller se faire massacrer ailleurs. Il y avait deux bancs qui se faisaient face. Une pelle et une pioche ;taient accroch;es au mur, et bien entendu les mythiques masques ; gaz dans leurs tubes de m;tal vert ;taient omnipr;sents. Il n’y avait qu’une seule porte, moi qui croyais qu’il existait dans tous les abris une sortie miraculeuse menant en plein champ, et pourquoi pas en Suisse.
;On a d;couvert les voisins du premier ;tage. Chacun avait sa valise et son intense frousse. On ne voit pas grand chose, l’;clairage est tr;s chiche. J’avais peur d’avoir envie de faire pipi parce qu’il y avait une fille avec nous, je ne l’avais jamais remarqu;e avant, voisine ou parente de voisins en visite? On sent le sol trembler, on ne voit pas d’;clair, on ne peut rien compter, on se demande si ;a se rapproche ou pas. Surtout on se demande ce qui se passerait si la maison nous tombait sur la t;te.
;Nous avons eu beaucoup de chance, pas comme ceux de l’avenue Berthelot, de Vaise ou V;nissieux, et en somme, comme pendant toute la guerre, j’ai pour ainsi dire eu peur pour rien.
;J’ai deux autres souvenirs qui datent de la Lib;ration de Lyon. Ma m;re n’a jamais bu de vin de sa vie et pendant l’occupation, elle changeait ses tickets de vin et ceux de mon fr;re pour des tickets d’alimentation, je l’ai d;j; dit. Mais peu apr;s la Lib;ration, je me souviens qu’elle est revenue un jour des courses avec une bouteille de vin. Nous ;tions seuls elle et moi ce jour l;. Elle m’a dit en rosissant que l’;pici;re lui avait dit que, pour c;l;brer la Lib;ration, il y avait une distribution exceptionnelle de vin et qu’on ne pouvait pas ne pas en prendre. Bref, on s’est trouv; devant cette bouteille de vin rouge tr;s sombre. Je ne peux pas dire que ;a a ;t; ma premi;re cuite. Cela sous entendrait qu’il y en a eu d’autre, or si j’aime le vin je d;teste d’;tre ivre. Mais ma m;re s’est trouv;e pompette, et moi aussi. Pourtant je n’arrivais pas ; boire mon verre, elle non plus, et on coupait d’eau autant qu’on pouvait et dans mon souvenir, le vin gardait sa m;me couleur sombre. Tout de m;me on a ;t; bien tous les deux ensemble, c’;tait assez rare pour que je le note.
;Un grand souvenir de la rue Antonin Perrin, c’est le jour o; mon fr;re m’a sauv; la vie.
;Les Allemands quittant Lyon avaient fait sauter tous les ponts sur le Rh;ne ou presque, n’;pargnant, je crois, que le vieux pont de la Guille, car ils n’en avaient fait sauter qu’une arche sur huit. Pour aller de Villeurbanne ; la presqu’;le o; travaillait alors mon fr;re, il fallait passer le Rh;ne, et il ;tait particuli;rement haut en septembre ou octobre quarante quatre. On traversait sur une des deux  passerelles provisoires install;es par les Am;ricains. Aux heures de pointes, cela prenait un temps fou. Pour ;tre au boulot ; huit heures, mon fr;re se levait donc tr;s tr;s t;t.
;Les catastrophes, les belles, les grandes, ne se produisent que s’il y a co;ncidences d’;v;nements peu probables, c’est bien connu. Il semble que cela soit vrai aussi des petites.
;La production de gaz de ville ;tait insuffisante ; la Lib;ration, cela se comprend. Pour r;server le maximum aux activit;s ;conomiques, le gaz ; usage domestique ;tait coup; hors des heures de pr;paration des repas.
Nous avons ;t; ;lev;s mon fr;re et moi par une m;re qui faisait tout ; la maison. C’;tait peut-;tre bien agr;able d’;tre gar;on dans ces conditions, mais le r;sultat nous ne savions des t;ches m;nag;res. Cette ;ducation des gar;ons ;tait assez r;pandue ; l’;poque, les filles se tapaient tout le boulot domestique et nous rien du tout. Ce n’;tait pas si mal con;u que ;a, car un homme ;tait incapable de survivre sans une femme ; la maison, ;a poussait donc au mariage et notre bonne soci;t; bourgeoise ne s’en portait que mieux. Je plaisante ;videmment.
;A cette ;poque, notre m;re allait au ravitaillement de temps ; autre. Cela signifiait qu’elle partait avec une amie dans une lointaine et myst;rieuse campagne. Elle en revenait le lendemain en trimballant deux ;normes cabas bourr;s de choses d;licieuses, comme du beurre, du lait, de la cr;me, des pommes de terre et autres raret;s. Le ravitaillement ;tait encore difficile. Avant de partir, elle nous pr;parait de quoi manger puisque nous ;tions incapables de nous faire cuire ne serait-ce que des nouilles, la suite va le montrer d'ailleurs.
Notre m;re nous laissait donc, pour le d;ner un plat ; r;chauffer sur le r;chaud ; gaz. Cela fait, il fallait fermer le robinet, ranger la vaisselle dans l’;vier, il valait mieux ne pas la laver, on ;tait capable de tout p;ter tant on ;tait maladroit, puis on allait se coucher. Mon fr;re se levait tr;s t;t, moi plus tard pour ;tre au coll;ge ; huit heures, mais on avait tous les deux quelque chose ; lire ;videmment.
;Ce soir l;, nous avons presque tout bien fait sauf le plus important pour notre s;curit;. Comme nous avions allum; le fourneau assez tard, au moment d’;teindre, il n’y avait, en apparence, plus lieu de le faire. C’est que le gaz de ville avait d;j; ;t; d;j; coup;, nulle flamme ne se voyait sous la casserole… et aucun de nous n’a pens; qu’il fallait imp;rativement fermer le robinet. Nous nous sommes couch;s, mon fr;re dans la chambre, moi dans l’alc;ve. Le lendemain matin, quand la pression du gaz est revenue, il a commenc; ; se r;pandre librement dans la cuisine et dans l’alc;ve attenante o; je dormais.
;Heureusement, mon fr;re s’;tait lev; avant d’avoir ;t; atteint par la nappe de gaz. Il a tout compris en entrant dans la cuisine et a voulu me r;veiller imm;diatement.
;Je me souviens de ma lutte pour ne pas me lever, pour rester dans mon lit les bras autour de l’oreiller que je serrai de toutes mes forces. Bouger ;tait un supplice, rester immobile une abrutissante b;atitude. Mon fr;re m’a tra;n; de force jusqu’; la chambre, et m’a laiss; l;, car il devait aller ; son travail, ;cras; sur mon oreiller qu’il avait r;ussi ; caler sur l’appui de la fen;tre qu’il avait ouverte en grand.
;Longtemps apr;s, j’ai fini par ;merger, et ce qui m’a fait bouger c’est un mal de t;te ;pouvantable. Je suis all; chez le pharmacien qui ne m’a pas cru et m’a cri; d’aller ; l’;cole au lieu de lui raconter des fadaises. Il a fini par me conseiller de boire du lait ( ?!!). Quand j’ai voulu retourner ; la maison, j’ai r;alis; que je m’;tais comme on disait alors, ferm; dehors, et j’ai attendu jusqu’au soir que rentre ma m;re avec sa cargaison de d;lices.
;D;m;nager du cours Tolsto; pour ;chapper ; une arrestation, cela avait ;t; sans doute un peu na;f de la part de ma m;re, car on ne s’;tait pas beaucoup ;loign;s, quelques centaines de m;tres ; peine. Mais mon fr;re m’a expliqu; plus tard qu’elle avait r;ussi ; tirer quelques sous de nos meubles et de l’;change ce qui nous avait bien aid;s.
;Pour moi, il y avait une sorte de myst;re dans tout cela. C’est vrai que les deux maisons n’;taient pas tr;s ;loign;es. Mais, on avait chang; de commer;ants, je ne voyais plus les m;mes t;tes et j’aurais pu me croire parti tr;s loin. Le cours Tolsto; ;tait plus bourgeois aussi, et cela augmentait en quelque sorte la distance s;parant les deux maisons. Et puis, quand on est gamin, finalement, on reste dans sa rue, en sortir, c’est l’aventure.
;Mais que nous soyons rest;s dans le m;me quartier se manifestait de la fa;on la plus nette, pour ma plus grande g;ne. En effet on s’;tait encore rapproch;s de la maison des aveugles, situ;e justement dans notre nouvelle rue. Plus pr;s d’eux, les aveugles me faisaient encore plus peur qu’avant. Le destin m’en rapprochait, cela m’effrayait, j’y voyais le signe que peut-;tre un jour je serai frapp; de leur insondable malheur.
;Gris et lents, ils glissaient le long du trottoir de l’;cole. Leurs gestes ;taient mesur;s, surtout lorsqu’ils mettaient leur canne blanche sur leur avant bras pour rouler une cigarette, arr;t;s au milieu du trottoir et moi alors je passais au large esp;rant ne pas m’en faire remarquer. Ils ;taient tous tr;s pauvrement mis et le gris dominait dans leur tenue. Je les voyais tous pareils, effet de l’imagination sans doute, v;tus d’un imperm;able sans couleur, coiff;s d’un b;ret noir, sans ;ge, donc pour moi toujours vieux. Mais les yeux des aveugles, me rendaient malade.
;Je me suis fait prendre un jour, c’est ; dire que je ne sais plus comment en d;pit de toutes mes pr;cautions pour passer au large, je me suis trouv; pr;s de l’un d’eux qui m’a interpell;. Je ne peux pas croire qu’il m’ait pris pour un grand ; qui demander du feu, les aveugles ont l’ou;e fine et il savait parfaitement qu’il avait ; faire ; un gamin. Deux minutes apr;s j’;tais emberlificot; dans une histoire impossible.
;Comme je n’avais ;videmment pas de feu et qu’il avait l’air tr;s malheureux, je lui ai dit qu’il y avait des allumettes chez tel ;picier, c’;tait pour moi un moyen de rompre en donnant quelque chose. En fait, je les voyais devant moi ces allumettes de m;nage, dans leurs grosses bo;tes , j’;tais s;r qu’il y en avait derri;re le comptoir, sur une ;tag;re, empil;es en pyramide, d’ailleurs, je les vois encore aujourd’hui. ;Je pensais me d;barrasser de l’aveugle avec ce renseignement absolument v;ridique. Il m’a tendu alors quelques sous et m’a suppli; d’aller lui en acheter une bo;te. J’ai couru comme un fou jusqu’; l’;picerie, j’ai fait la queue, comme un gamin de l’;poque, c’est ; dire que toutes les femmes nous passaient devant sans qu’on ose rien dire. L’;picier, ironique, m’a dit que ;a faisait beau temps qu’il n’y avait plus une allumette en magasin. De fait, j’ai r;alis; alors qu’il n’y avait ni allumettes ni m;me ;tag;re derri;re lui. Je suis reparti en courant. Mon aveugle ;tait toujours l;, patient, humble, mis;rable. Je lui ai rendu ses sous et il est parti en disant que ;a ne faisait rien, me laissant bris; de honte et de culpabilit;.
 
;Une prison de P;tain


;Avant de quitter la rue Antonin Perrin, je dois ;voquer Daniel un ami de mon fr;re, un peu plus ;g; que lui je crois. Ils avaient ;t; ensemble ; l’;cole communale, ; Belleville. Ce que je vais raconter s’est pass; en partie cours Tolsto;, mais ce n’est gu;re important.
;Ce Daniel ;tait orphelin de p;re. Il croyait en la science pour aider ; l’av;nement de l’homme nouveau, lisait des revues de vulgarisation scientifique, avait un train ;lectrique auquel je n’ai jamais eu le droit de toucher, mais je l’ai vu fonctionner de pr;s, c’;tait d;j; bien. Un jour, ce que je raconte l; date du Belleville des ann;es d’avant guerre, mon fr;re et lui m’ont d;clar; solennellement, sans doute en r;ponse ; une de mes incessantes questions : nous ne croyons pas en Dieu, notre religion, c’est la science. Cela m’avait clou;, et ne sachant ni ce qu’;tait Dieu, pas plus que la religion et encore moins la science, je m’;tais tu de longues minutes. Pour leur tranquillit;, c’;tait autant de gagn;. Parfois, le jeudi, mon fr;re et lui m’emmenaient au cin;ma Flor;al, boulevard de Belleville. Je les ;nervais car je leur collais aux basques, mais en g;n;ral, je m’endormais pendant la s;ance et applaudissais quand les lumi;res se faisaient dans la salle.
;Daniel ;tait maroquinier. Il  avait appris le m;tier avec mon p;re car il avait ;t; son arp;te. Mon p;re a pass; sa vie ; ;tre petit patron, faire faillite apr;s quelques mois, et aller travailler chez les autres pour rembourser ses dettes, avant de se lancer ; nouveau comme patron maroquinier. Daniel ;tait rest; ; Paris au d;but de la guerre je ne sais pas tr;s bien ce qu’il y faisait. Puis il avait r;ussi ; passer en zone « libre », mais s’;tait fait ;pingl; ; son arriv;e ; Lyon. J’ai le souvenir assez vague qu’il ;tait, d’apr;s ses faux papiers, natif d’un bourg alsacien, Bitschwiller ou Bischwiller. Malheureusement pour lui un des flics sur lequel il ;tait tomb; en descendant les marches de la gare Perrache en ;tait natif. Il n’avait jamais entendu parler de sa famille, l’a questionn; sans obtenir la moindre r;ponse satisfaisante, et pour cause. Daniel ;tait fait comme un rat.
;Il avait autour de dix huit ans et a d; en prendre pour six mois ce qui peut para;tre court mais a d; lui para;tre bien long et ; moi aussi. Le plus dangereux ;tait qu’il aurait pu ;tre identifi; comme juif et/ou communiste, et l’un comme l’autre pouvait signifier la mort.
;Il ne connaissait que nous ; Lyon et a pu nous pr;venir. Nous le savions donc en prison, inculp;, et ma m;re qui l’aimait bien avait assist;, totalement impuissante, ; son proc;s. Elle en a rapport; un coup de crosse qu’un gendarme lui a flanqu; dans les c;tes en criant  “m;re de voyou”,  quand elle a essay; de l’embrasser alors qu’on l’emmenait, menott;, apr;s sa condamnation.
;Ce Daniel ;tait un jeune homme de taille moyenne, aujourd’hui il serait plut;t petit, tr;s bien b;ti, il avait une taille de jeune fille mais des ;paules de gymnaste. Il ;tait incroyablement costaud, nageait le crawl comme Johnny Weissmuller, n’avait peur de rien. Il avait ;galement un moral d’enfer.
;Une fois en prison, il a d;cid; de ne pas perdre son temps et de s’instruire. Il voulait apprendre l’anglais, et la seule m;thode praticable vu les circonstances, c’;tait apparemment Assimil con;ue pour les autodidactes qu’ils soient taulards ou pas. Mon fr;re a donc achet; l’Assimil d’anglais, et a voulu l’envoyer ; Daniel, pensionnaire de je ne sais quelle prison lyonnaise.
;Las, interdiction d’envoyer par poste des livres destin;s aux prisonniers. A la prison, les livres sont ;galement refus;s. Il existait un monopole. Une librairie lyonnaise situ;e dans un passage couvert de la presqu’;le, avait seule le privil;ge de faire parvenir aux d;tenus les ouvrages que l’on devait donc y acheter. J’accompagne mon fr;re dans cette librairie. L;, un employ; long et maigre, qui ne dissimule pas son m;pris pour des clients qui ach;tent pour un prisonnier, nous d;clare qu’on ne vend pas, ici, de livre de la s;rie Assimil.  Il s’offusque lorsque mon fr;re lui demande s’il peut le commander. Pour un prisonnier, on veut s;rement rire. Il nous montre le rayon, tr;s pauvre, de grammaires ;trang;res, ce n’est pas leur fort visiblement, ils donnent plut;t dans le droit et la bonne litt;rature fran;aise. Tout ce que mon fr;re a trouv;, c’est un immense bouquin ; la couverture jaun;tre, qui devait faire cinq cents pages au moins et qui ;tait un manuel de portugais.
;Bref voil; comment il y a eu un juif fran;ais, d’origine polonaise, maroquinier de son ;tat, qui a re;u un manuel de portugais dans une prison lyonnaise.
;Ma m;re n’abandonnait pas Daniel et faisait son possible pour am;liorer son sort. Un jour elle revient, triomphante. Elle a r;ussi ; se procurer deux poulets, elle en enverra un ; Daniel, le pauvre qui ne mange que des saloperies dans sa prison, l’autre sera pour nous.
;Elle le lui porte elle-m;me, dans son immense na;vet;, cru. Le poulet parvient ; Daniel. Qu’en faire? Daniel jamais ; bout de ressources tente de n;gocier avec un des gardiens. Si vous le cuisez, propose-t-il, part ; deux. Le gardien r;fl;chit et se dit qu’en refusant, il finira par avoir la b;te enti;re pour lui tout seul.  Il ne savait pas ; qui il avait ; faire : Daniel n’a pas c;d;, de rage, il a bouff; son poulet tout cru, avec pas mal de sel a-t-il racont; plus tard.
;D;s qu’il est sorti de prison, il est venu chez nous, y est rest; quelques temps avant de se relancer. Il a travaill; avec mon fr;re pendant un bon  moment ; D;cines aux Filatures, comme contr;leur. ;C’;tait un travail qui se faisait de nuit comme de jour et il avait donc des horaires bizarres.
;Un jour, Daniel me dit, viens, on va faire un tour en ville dans l’endroit le plus s;r qui soit pour nous. L; o; on va, personne ne nous inqui;tera. On  a pris le tram, le 3, et on est all; voir l’exposition “Le juif et la France”. Avant d’entrer, il m’avait recommand; fermement de ne pas ouvrir la bouche. Conseil bien inutile. J’avais une peur affreuse, ce qui le faisait rigoler d;s qu’il regardait de mon c;t;, et surtout l’exposition ;tait abominable et me coupait toute envie de dire un mot. ;Ce qu’on y montrait soulevait le c;ur. Les horreurs qu’on d;crivait et qu’on attribuait aux juifs, je voyais bien que cela ne tenait pas debout. C’est moi qui aurait fait cela ou mon p;re ou ma m;re ou Daniel, qui, ; mes c;t;s ne rigolait plus du tout. Il regardait les photos dents serr;es. J’avais bien compris qu’elles repr;sentaient des gens massacr;s et tortur;s, qui ;taient-ils donc, et une id;e encore obscure commen;ait ; tourner dans ma t;te qui me faisait frissonner.
;L’atmosph;re qui r;gnait dans l’exposition ;tait horrible, les juifs repr;sent;s, caricaturaux, monstrueux, je m’en rendais bien compte. Les photos et dessins cens;s permettre ; tout un chacun de reconna;tre un juif m’aurait fait rire par leur idiotie si elles n’avaient pas ;t; dans ce contexte atroce.
;Partie int;grante de l’exposition, il y avait une salle de cin;ma. Daniel m’a dit, viens on va voir un film ; l’;il. Il s’agissait du “Juif S;ss” de Veit Harlan, un film de propagande nazi  assez r;pugnant.
;Eh bien, on n’en a pas vu grand chose. D’abord, l’image sautait continuellement, et puis, il y avait tout le temps des interruptions dues ; des pannes techniques. On rallumait dans la salle, on attendait plus longtemps qu’on avait vu de film, puis ;a repartait pour quelques secondes, jamais de l; o; ;a avait saut;, on ne pouvait rien comprendre  ; l’action. Deux ou trois fois, des bouts de films se sont mis ; br;ler, je n’ai jamais vu un projectionniste aussi maladroit. J’;tais furieux comme la poign;e de salopards dans la salle qui murmuraient entre eux, assez fort quand m;me. Ils n’;taient pas tr;s nombreux, une petite douzaine perdus dans une grande salle, mais ils n’;taient pas contents du tout. Moi non plus, on ;tait au cin;ma quand m;me, pour une fois que c’;tait gratuit en plus. Puis j’ai regard; Daniel. ;Contrairement aux autres,  il se tenait les c;tes de rire, il ;tait aux anges. On est sorti sans avoir vu le dixi;me du film. Daniel sagement ne m’a rien expliqu; et je n’ai compris que bien longtemps plus tard le courage du projectionniste.
;Autre forme de cran. Ma m;re connaissait la droguiste (; Paris, on disait marchand de couleurs) du coin de la rue et lui parlait ; mots couverts, confiante qu’elle ne nous d;noncerait pas. Mon p;re lui avait peut-;tre vendu du temps de notre splendeur un de ses terribles sacs ; main au fermoir de bois, grands comme des moiti; de valises. Toujours est-il que lorsque nous nous sommes trouv;s fort d;pourvus comme disait La Fontaine, ma m;re avait un peu pleur; aupr;s d’elle et en avait obtenu le don de deux vieilles chaises ; fond d’osier, encore en ;tat, qui nous avaient bien d;pann;es. Comme ma m;re se plaignait aupr;s d’elle du sort fait aux juifs, cette dame lui avait fait cette remarque qui montre bien qu’elle avait ;t; relativement courageuse en plus d’avoir du c;ur, en nous offrant ses deux chaises : Madame, le Pape ne dit rien, alors forc;ment, les juifs ont bien d; faire quelque chose…
;Ne me parlez pas de Pie XII.
 
;Les Maisons neuves
;
 
En recherchant nos traces ; Villeurbanne, j’ai d;couvert, sur le plan du cadastre des Archives, que la rue des Maisons neuves o; nous avions des amis s’appelait en r;alit; rue Jean Jaur;s. D;s l’av;nement de Vichy, on s’;tait empress; de la d;baptiser pour lui donner le nom que portait d;j; le quartier.
;Je n’ai pas pu retrouver la maison o; habitait la famille F, des Villeurbannais de longue date qui avaient plusieurs m;rites infiniment pr;cieux pendant l’occupation: ils ;taient fran;ais au sens de Vichy, Monsieur F. avait quelques relations avec un jeune homme lui-m;me en contact avec des r;sistants, et surtout, ils ;taient des courageux r;publicains.;Lorsque a eu lieu l’affaire du Cours du Sud relat;e plus haut, c’est chez eux que nous nous sommes r;fugi;s le jour m;me, craignant une rafle, qui n’a d’ailleurs pas eu lieu, dans le quartier. Mon fr;re s’est cach; plusieurs nuits chez eux, ; diverses reprises, ce n’est pas rien, cela lui a peut-;tre sauv; la vie.
;Monsieur F. ;tait radio amateur mais je ne suis pas s;r de ce terme, je ne crois pas qu'il disposait d'un ;metteur, mais il avait une bonne radio, du mat;riel aussi, enfin, je ne sais plus tr;s bien. Chez lui on ;coutait radio Londres et je suppose aujourd’hui qu’il ;tait gaulliste. Il n’acceptait ni Vichy ni l’occupation allemande, ;a c’est le plus s;r.  Il travaillait dans une usine qui produisait quelque chose touchant ; l’;lectricit;, peut-;tre Calor. Il ;tait grand et mince, toujours coiff; d’un b;ret, discret, sa femme aussi gentille que lui, avait une voix qui d;crochait par moment, je l’entend encore. Ils avaient deux gar;ons, et je parlerai de Pierrot, le plus jeune.
;Monsieur F. n’;tait pas un homme riche, bien loin de l;, il ;tait ouvrier, et pour vivre devait ramener  ; la maison  du travail ; fa;on que lui confiait l’usine.
;Il s’agissait de monter les prises de courant idoines aux deux extr;mit;s de fils ;lectriques ce qui les transformait en raccords de fers ; repasser.
;Les F. appelaient ;a faire des cordons. Le soir, toute la famille se mettait autour de la table de la cuisine, et en avant les cordons. Quand on allait chez eux, on leur donnait un coup de main et je trouvais ;a bien agr;able. En travaillant, on se racontait des histoires, on pouvait m;me chanter et ; l’heure qu’il fallait, on “mettait le poste” pour ;couter radio Londres.
;On n’est jamais rest;s bien longtemps chez les F., c’est dommage car on s’y sentait en s;curit;, et moi, j’aimais bien Pierrot qui avait mon ;ge, et dont j’avais fait la connaissance l’;t; 1943. Dans quelles circonstances, cela vaut d’;tre cont;.
;Cet ;t; l;, nous habitions encore le cours Tolsto;, et, grande affaire, j’allais partir en colonie de vacances. C’;tait un ;v;nement extraordinaire pour moi. J’allais l;cher la jupe, plut;t r;che de ma m;re, le bras protecteur de mon fr;re et devoir affronter des gamins de mon ;ge. Je m’;tais persuad; ou on me l’avait laiss; entendre, qu’une vie de trappeur indien m’attendait. Les indiens ;taient tr;s ; la mode chez les gar;ons et les westerns absolument nuls qu’on avait pu admirer dans les cin;mas jusqu’en 1941 ne faisaient rien ; l’affaire, on pr;f;rait de loin les indiens aux codebo;s, prononciation des ;coliers du cru pour cow-boys.
;J’imaginais une vie d’indien dans la nature sauvage, faite de guets, de poursuites, de squaws aux longs cheveux, de wigwams et de bisons.
;Pour m’entra;ner ; cette rude existence, j’avais pass; quelques nuits ; essayer de dormir ; m;me le plancher, sous la table de la salle ; manger qu’on avait recouverte d’une couverture cens;e simuler une peau de bison. Cela avait beaucoup amus; mon fr;re, et ma m;re avait c;d; facilement, trop facilement, ; mon caprice, j’aurai d; me m;fier. Heureusement pour mes c;tes et mes vert;bres, le jour du d;part ;tait proche. Grand Sachem comme disait ma m;re semblait plut;t nerveux sur le quai de la gare, pour ne pas dire qu’il n’en menait pas large. Ma m;re a alors rep;r; un couple tr;s ;mu, une dame blonde qui pleurait, un monsieur a l’air gentil, coiff; d’un b;ret, qui la consolait d’abandonner pour un mois un petit gamin d;lur;, Pierre dit Pierrot, malin, de bonne compagnie, mais assez influen;able, comme je le d;couvris plus tard. Ma m;re s’est rapproch;e de la dame, c’;tait Madame F. et elles ont commenc; ; se parler. Apr;s quoi les deux m;res nous ont coll; l’un devant l’autre, nous recommandant  “de rester toujours ensemble “,  ce que nous avons fait, il faut toujours ;couter sa m;re et l; il y en avait deux!
;La colo ;tait situ;e entre la dent d’Oche et le lac L;man qu’on pouvait admirer de loin et de haut. La nuit c’;tait poignant d’observer le lac. On pouvait suivre la rive suisse, joyeusement illumin;e, puis, soudain, sans transition, plus rien, la ligne de lumi;re s’interrompait, il n’y avait plus que profonde obscurit;. C’est que pour des raisons tant d’;conomies que de s;curit;, on craignait les bombardements des Alli;s, tout ;tait ;teint chez nous alors qu’on avait l’impression que les Suisses faisaient la f;te tous les soirs.
;Un jour, toute la colo est all;e ; Saint-Gingolph, ville fronti;re au bord du lac. J’ai le souvenir d’un haut grillage coupant une rue par son travers, nous s;parant d’un soldat suisse ; l’air s;v;re. J’ai pass; un doigt ; travers le grillage et j’ai pens;,  “mon doigt est libre”. 
;Quand on est rentr;s, je n’ai pas r;v; de chocolat mais de tartines beurr;es. A la colo, on n’avait pas ;a du tout, on avait ce que le malheureux intendant pouvait ramener au cuistot qui devait faire de son mieux avec les moyens du bord. On avait toujours faim. Je ne sais pas si c’est parce qu’on ;tait insuffisamment nourris, ou tout simplement parce qu’; notre ;ge les enfants sont toujours affam;s. On avait tr;s faim aussi de bonnes choses, car je pense qu’en nouilles, fayots, carottes, bettes, navets topinambours et patates on ;tait bien servis.
;Pouss; par je ne sais trop quel mauvais g;nie, j’ai persuad; Pierrot que nous ;tions bel et bien en train de crever de faim. Il n’;tait pas difficile ; convaincre, j’;tais un peu plus vieux que lui, et, alors que je suis devenu un adulte de taille modeste, pour mon ;ge, enfant, j’;tais plut;t grand, c’est b;te, mais ;a compte pour convaincre.
;Pour aller au bout de mon id;e, je l’ai emmen; dehors, en lisi;re du grand pr;. On a commenc; ; se plaindre tous les deux, on a faim, on a faim, et on se demandait si on n’allait pas mourir d’inanition et on se racontait des histoires terrifiantes. C’;tait un dimanche, ;a a son importance. J’ai eu alors une brillante id;e. J’ai dit ; Pierrot qu’apr;s tout les vaches qui ne mangeaient que de l’herbe ne semblaient pas malheureuses, et que peut-;tre ;a nous aiderait ; supporter notre faim que de faire comme elle. Je n’;tais pas tr;s convaincant sur ce coup l; car j’h;sitais moi-m;me. Pas pour des raisons bien intelligentes. Je trouvais d;go;tant de manger de l’herbe parce que ;a pouvait ;tre sale, quelqu’un pouvait avoir marcher l;, une limace pouvait avoir laiss; sa trace, ou l’un de nous y avoir fait un petit pipi.
;Que faire? J’ai propos; ; Pierrot de go;ter aux feuilles des arbres. J’en ai arrach; quelques unes ;  un arbuste et les lui ai fourr;es dans la bouche. J’ai d; en faire autant h;las, et je ne me souviens que d’une chose, c’est que c’;tait abominablement amer. Avons-nous r;ellement r;ussi ; en avaler, je ne me souviens pas. Cependant ma forme tr;s personnelle de malhonn;tet; intellectuelle m’incite ; penser que j’ai d; en avaler un bout, sans doute tout petit, pour pouvoir clamer que j’en ;tais rendu ; cette extr;mit;.
;Dimanche, c’est le jour o; l’on oblige les gamins ; ;crire aux familles. Nous avons donc ;crit aux n;tres, Pierrot et moi. Elles ont appris ainsi, le m;me jour que dans la colonie de Lajoux, on ;tait si mal nourris que pour ne pas mourir de faim, les enfants se sustentaient de feuilles d’arbres. Ma m;re s’est alors pr;cipit;e chez les F. ou l’inverse, et d;s le lendemain, dans l’affolement qu’on imagine, les m;res ont t;l;phon; ; la colonie. L; elles ont appris que nous survivions, on leur a donn; notre poids qui n’avait rien d’inqui;tant, on leur a communiqu; nos menus, et de savoir tout cela les a calm;es.
;Pierrot et moi on a ;t; appel;s chez le dirlo, un grand rouquin au nez cass;, ; la sale tronche de chef, et on s’est fait engueul;, mais engueul;! Je me demande si je n’aurai pas pr;f;r; une bonne baffe! C’est comme ;a qu’on a connu les F.
;A part ;a, j’en avais marre de la colo dont les indiens et les trappeurs ;taient totalement absents. Il y avait bien de petites squaws ; l’autre bout du camp mais elles ;taient sous la garde vigilante de cheftaines s;v;res et de toute fa;on, j’aurai eu la trouille de leur parler, m;me si la meilleure occasion s’;tait pr;sent;e. Pour cela, il aurait fallu que je devienne l’auteur d’un geste h;ro;que, que je les sauve des griffes d’un grizzli ou d’une compagnie de cavaliers bleus, on voit que je n’avais pas ma chance, mais d’autres savaient d;j; s’y prendre.
;On nous a r;unis un soir, pour punir solennellement un gamin gu;re plus ;g; que moi. Il avait commis un crime inconcevable pour notre ;poque et notre ;ge.
;Il avait ;t; surpris du c;t; des filles, avec l’une d’elle, on n’en su pas davantage. Ce que le gamin avait fait ;tait tr;s mal, nous a expliqu; le dirlo et en cons;quence, il serait puni. Il allait ;tre fess; d;culott; devant toute la colo, filles comprises.
;;a, c’;tait une humiliation comme jamais je n’aurais pu l’imaginer. ;tre d;culott; devant les filles! On n’a pas le droit de faire  ;a! Et pourtant le dirlo l’a fait, enfin presque.
;On nous a tous rassembl;s devant le r;fectoire. On aurait ;t; plus grands, on nous aurait mis au garde ; vous, drapeau tricolore hiss; et Mar;chal nous voil; entonn;. Heureusement on ;tait encore trop petits pour ;a.
;Le dirlo ; la sale t;te s’est charg; d’appliquer la punition lui-m;me. Ben ;a n’a pas dur; longtemps, le gamin lui ayant d;f;qu; dessus et sur lui m;me sans doute. J’;tais trop loin et tout ce que j’ai pu voir, ;a ;t; la gueule absolument ;c;ur;e du dirlo et des deux monos qui tenaient le gamin et qui n’avaient plus qu’; aller se laver vite fait. Le gamin avait-il ;t; m; par la trouille, la honte, la douleur ou une exceptionnelle d;termination, on n’en a rien su, et d’ailleurs on ne l’a plus revu.

 
; Les gratte-ciel
 
;Villeurbanne peut ;tre tr;s fi;re de ses gratte-ciel. Par parenth;se, les enfants les appelaient les gratte-cul, mais ;a n’avait rien de d;sobligeant dans leur esprit, c’;tait dr;le, c’est tout.
;C’est un quartier exceptionnel, aujourd’hui encore. Le plus frappant c’est une avenue de deux cent m;tres de long bord;e d’immeubles de onze ;tages reli;s ; tous les niveaux. A chaque extr;mit; de l’avenue, on a quelque chose  ; admirer.
;A un bout, on a la mairie, immense b;tisse de b;ton gris, de style mussolino-stalinien, bien s;r un peu ;crasante, mais dont l’int;rieur contient des marbres noirs de toute beaut;. A l’autre, c;t; cours Emile Zola, dominant l’avenue de toute leur hauteur, dix neuf ;tages, se trouvent les deux immeubles qui ont donn; son nom au quartier.
;Derri;re la mairie, on a am;nag; une grande place, ferm;e par le th;;tre municipal. Entre les deux, on a plac; deux bassins o; l’on pouvait jouer avec nos petits bateaux. On pouvait aussi  faire du v;lo autour des bassins, les m;res y promenait leurs petits, c’;tait en fait un jardin publique.
;Quand nous vivions ; Villeurbanne, en ces temps amers de l’occupation, j’allais souvent “ aux gratte ciel” quartier calme, il faut voir ce que c’est devenu aujourd’hui, c’est qu’alors il n’y avait aucun commerce dans l’avenue principale.
;Dans les avenues lat;rales, moins grandioses mais toutes aussi originalement con;ues, on trouvait quelques magasins indispensables ; la vie du quartier. C’est que, tout le monde ;tant ; pied, il fallait bien trouver sur place de quoi vivre.
;Une petite vieille tenait une mercerie, bric ; brac comme on n’en voit plus aujourd’hui o; les inventaires sont bien tenus et les produits qui ne tournent pas impitoyablement ;cart;s des peu po;tiques gondoles, comme on les appelle dans les grandes surfaces.
;La petite vieille poss;dait un tr;sor pour nos yeux d’enfants.
;Elle avait en stock, bien longtemps encore apr;s l’armistice, des feuilles de bristol pour nous de grandes tailles, sur lesquelles ;taient imprim;es des images en couleurs, d’indiens, de wigwams, de chevaux, de bisons. Il s’y opposaient des feuilles repr;sentant la cavalerie am;ricaine, les hommes en bleu, leurs chevaux, leur fourgons, leurs canons et des colons avec leurs chariots b;ch;s.
;Ces images ;taient con;ues pour ;tre d;coup;es et Louis et moi quand nous avions trois sous, nous allions acheter un voire deux cartons.
;Nous avions vaguement l’impression que cela ;tait dangereux, puisque les am;ricains ;taient devenus les ennemis du Mar;chal. N’;tions nous pas en train de faire de la r;sistance en d;coupant nos bristols repr;sentant indiens et cavaliers bleus?
      

;Le th;;tre

;En me promenant aux gratte-ciel, dans ma visite m;lancolique, je me suis retrouv; devant le th;;tre qui a pris aujourd’hui un nom imposant, c’est autre chose que le “Th;;tre municipal” d’antan.
;J’y ;tais all; ; trois occasions.
;La premi;re, pendant la guerre avec quelques ;l;ves de l’;cole, choisis je ne sais pourquoi, afin d’entendre un concert donn; par les petits chanteurs ; la croix de bois. Il s’agissait de la chorale de catholiques impub;res dirig;e alors par l’abb; Maillet, son cr;ateur.
;Pourquoi ai-je ;t; invit;, myst;re et boule de gomme. C’;tait peut-;tre le m;me coup que la lettre du Mar;chal, il fallait bien remplir le th;;tre et tout les gamins de l’;cole auraient ;t; invit;s. Les parents ;taient ;galement de la f;te, mais quand ma m;re a vu “....croix de bois” elle m’a dit que je pouvais y aller tout seul si j’y tenais. Tout seul, donc, j’;tais au balcon, ; l’;cart des familles qui appr;ciaient le baratin s;duisant de l’abb; Maillet et les chants souvent religieux qui me laissaient indiff;rent ou incompr;hensif. Les petits chanteurs ;taient magnifiques dans leurs belles aubes blanches. Pour l’abb; comme pour eux, tout allait semble-t-il tr;s bien. La guerre, l’occupation, les d;port;s les prisonniers, pfft, on n’;tait pas l; pour en parler. L’abb; racontait les voyages de la Man;canterie, la foi, la joie des petits chanteurs. Je suis reparti comme j’;tais venu, la t;te vide et tout seul.
;Apr;s la guerre, avec mes parents, grande soir;e, car nous allions voir “Le pays du sourire” op;rette populaire ; grand succ;s. J’ai compris que cela se passait en Extr;me Orient et que l; bas on chantait beaucoup et que l’on souriait quoiqu’il arrive. J’en ai retenu le boucan effroyable d’un panneau secret cens; glisser silencieusement ce qui a d;clench; mon irr;v;rencieux fou rire ; la fureur de mon p;re, pris par le spectacle. Le comique local villeurbannais, celui que tout le monde attendait (la troupe n’;tant pas de chez nous avait d; le recruter pour faire de l’audience), avait pr;par; une improvisation. On l’avait d;guis; et grim; en ce qui devait ;tre le plus chinois possible, mais le public l'avait reconnu de loin ; son impressionnant tarin couleur aubergine. Sp;cialement applaudi ; son entr;e en sc;ne, pendant l'action, il a tendu la main ; un noble ;tranger pour lui demander quelques sous pour les “assurances sociales”. Allez savoir pourquoi la salle s’est ;croul;e de rire.
;Enfin, j’y ai vu Ray Ventura et ses coll;giens et j’avais ;t; enthousiasm;. En particulier, dans le final, Henri Salvador avait improvis;, emport; par l’ambiance folle de la salle. Pendant que les musiciens jouaient de mani;re fantasque, il avait disparu dans les coulisses pour en revenir tenant une immense t;te de loup avec laquelle il avait commenc; ; danser ce qui nous a tous fait rire aux larmes. D’autant plus d’ailleurs que Ray Ventura n’avait pas pr;vu cela, puisque avec une certaine fermet;, m;lant sourire et r;probation, il l’avait pri; de ranger l’ustensile l; o; il l’avait pris. Ah, ce Salvador, quel fantaisiste, quel temp;rament impr;visible. Le lendemain, dans l’atelier de mon p;re, encore excit; par le spectacle, j’avais racont; cette derni;re sc;ne et c’;tait formidable puisqu’en somme avec les autres spectateurs nous avions ;t; les t;moins d’un ;v;nement unique, cela vous donne de l’importance.
;“ Vanit; des vanit;s, tout est vanit;, rien de nouveau sous le soleil.....” Un des ouvriers maroquiniers  avait ;t; au th;;tre l’avant veille...et avait vu Salvador danser avec la t;te de loup. Que ce monde est donc cruel.
;Apr;s avoir ;voqu; le th;;tre, il faut parler de son sous-sol, car c’est l; que se trouvait la piscine municipale de Villeurbanne, pour moi un cauchemar.
 
;La piscine

;Pour expliquer cela, il faudra prendre un assez long d;tour. Donnons d’abord un coup d’;il ; la piscine que j’ai voulu revoir.
;On y entre par une petite porte ; droite de l’escalier monumental  menant au th;;tre.
;D;s qu’on en passe le seuil, on entend le bruit de l’eau, des clapotis, des rires, on sent la javel, l’humidit;. Comme dans tout lieu inqui;tant on y acc;de en descendant un escalier glissant d’humidit;.
;Aujourd’hui, les murs ont ;t; repeints et d;cor;s de dessins de couleurs vives comme on le fait dans les ;coles maternelles, ;a n’est pas tr;s beau mais cela ;gaye cette salle souterraine qui abrite un petit bassin de vingt cinq m;tres.
;Avant d’entrer dans l’eau, d’y plonger, je dois ;voquer ma p;riode unioniste, faisant liti;re de toute chronologie, c’est bien normal, la topographie est notre guide aujourd’hui.
;En mars 1944, ma m;re de plus en plus inqui;te de la multiplication des rafles de police, des descentes de la milice et des bombardements alli;s d;cida de se s;parer de moi et de m’envoyer ; la campagne, le plus loin possible de la ville. Cette d;cision avait d; lui co;ter en d;pit de nos difficiles relations. Je n’ai aucune certitude, mais je crois que c’est une organisation juive qui avait servi d’interm;diaire, car s’il s’agissait bien de m’;pargner les bombes comme aux autres enfants, on craignait surtout la milice.
;Je suis donc parti dans une sorte de colonie dont j’ignore le nom exact. Elle ;tait situ;e au Pr; Jeantet, pr;s de Bellegarde. On ;tait dans la montagne, dans un immense pr; o; l’on trouvait en enfilade une grande maison et deux longs dortoirs de bois, s;par;s de quelques dizaines de m;tres.
;L’infirmerie, le bureau et sans doute le logement du directeur, le r;fectoire, se trouvaient dans la maison en dur.
;Le directeur avait la silhouette caricaturale d’un officier de chasseur alpin, de r;serve depuis au moins vingt ans. Il se promenait coiff; d’un immense b;ret basque, pipe courbe au bec, une canne ; la main. Il avait la grosse moustache grise qui le faisait ressembler vaguement au “Mar;chal”. Sauf pour nous punir, il n’avait aucun contact direct avec nous, il ne savait pas nous parler et d’ailleurs ne nous parlait jamais.
;A part l’infirmier qui avait avec les enfants la d;licatesse d’un ancien des bat’d’Af et le cuisinier, un homme jeune d’apr;s mon souvenir, il n’y avait que des femmes pour s’occuper de nous et c’;tait bien ainsi car nous avions tous besoin de m;res de substitution. Nous ;tions plus d’une centaine, mon linge portait le num;ro 104, cousu en rouge sur chacun de mes v;tements par ma m;re, sur des petits morceaux de tissus blancs.
;A nos yeux, le directeur, l’infirmier et le cuisinier ;taient des cr;tins sans int;r;t, mais qui avaient le pouvoir de nous faire du mal.
;Le ch;timent pr;f;r; de l'infirmier consistait ; nous faire agenouiller sur une r;gle, cuisses et torse verticaux, bras ouverts en croix. Je souhaite du plaisir ; ceux qui veulent essayer, mais, dans le fond, il n’;tait peut-;tre pas particuli;rement cruel. Les m;urs ; l’;poque ;taient plus rudes que celles d’aujourd’hui.
;J’;tais inscrit ; la colo sous un faux nom gr;ce ; la complicit; de quelque administrateur, le directeur peut-;tre, qui, alors, aurait su se montrer courageux et intelligent pour les choses s;rieuses. C’est tout ; fait possible et je regrette de ne pas en savoir davantage. On pouvait craindre que la liste des enfants ne soit ;pluch;e par des miliciens et que ceux aux noms ; consonance potentiellement juive, allez savoir si  Katz est un nom juif ou alsacien catho ou protestant, ne soient d;port;s. Il ;tait donc pr;f;rable que sur les listes ne figurent que des Rivi;re et des Dupont ce qui ;tait le cas gr;ce ; des complicit;s inconnues.
;Par mesure de s;curit; je ne pouvais ;crire qu’; une adresse que l’on m’avait donn;e, et jamais directement ; ma m;re, qui utilisait le m;me myst;rieux interm;diaire pour me r;pondre. Aucun nom propre ne devait figurer dans la correspondance, s;curit; d’abord, je ne devais parler de cela ; personne, et bien entendu, le mot juif ;tait banni de mon vocabulaire.
;Les gamins de la colo, tous des gar;ons, avaient entre sept et quatorze ans. J’en avais douze et j’;tais donc plut;t parmi les grands. Je n’en avais pas moins besoin d’affection que les autres et je faisais donc une cour insens;e ; la cheftaine de notre petit groupe dont le surnom ;tait Bagheera.
;Pourquoi ce surnom ;trange? C’est que Bagheera ;tait le totem de cette jeune fille qui ;tait effectivement une cheftaine de louveteaux unionistes de Bellegarde. Elle avait sans doute une vingtaine d’ann;es et j’imagine qu’elle ;tait, comme les autres monitrices, d;bord;e par la situation, par la demande d’amour maternel des petits gamins que nous ;tions.
;L’;loignement de ma m;re, l’incompr;hensible juda;t; qui ;tait la mienne, alli;e au danger angoissant dans son obscurit; qui pesait sur moi, mon bapt;me dont il sera question plus loin, m’amen;rent ; prier Bagheera de faire de moi un petit ;claireur unioniste, donc protestant, seul moyen que je voyais de me rapprocher d’elle.
;Cela n’a pas ;t; aussi facile que cela.
;A part le directeur chasseur alpin, l’infirmier et le jeune cuistot costaud, il y avait encore dans la colo une personne adulte, qui, je le comprends maintenant avait du plomb dans la t;te et beaucoup d’honn;tet; intellectuelle.
;C’;tait la tante de Bagheera, une dame qui devait avoir d;j; une bonne exp;rience de la vie et qui manifesta la plus grande r;ticence devant mes aspirations au scoutisme unioniste et donc mon d;sir de me rapprocher de la religion r;form;e.
;Elle m’interrogea longuement sur les pratiques religieuses de mes parents et je r;pondis avec sinc;rit; qu’ils n’en avaient aucune, elle chercha ; me sonder sur ma foi et en d;couvrit sans peine l’inexistence. En conclusion, elle me recommanda la plus grande prudence, l’attente, et freina tant qu’elle le put l’action involontairement pros;lyte de sa ni;ce.
;J’obtins, pour toute r;compense, un exemplaire de poche du Nouveau Testament, ;dition Segond, bien entendu, avec une d;dicace assez remarquable si l’on songe aux circonstances et que je reproduis ici : « Cherche « ta  v;rit; ». Trouve toi m;me « ton chemin ». Si c’est celui du Christ, que ce livre t’accompagne. S’il est autre, tu y pourras malgr; tout fortifier ton esprit et ennoblir ton ;me. » C’est sign; C.C. ; qui je voue r;trospectivement beaucoup de respect.;
Rentr; ; Villeurbanne, par amour pour Bagheera que je n’ai jamais revue et dont j’avais imm;diatement ;gar; l’adresse, je suis devenu ;claireur unioniste. Ce que C.C. avait voulu me dire ;tait hors de ma port;e, mais j’avais senti, tant que j’;tais au Pr; Jeantet, qu’il me fallait feindre la plus compl;te compr;hension du message pour conserver l’estime de Bagheera que j’avais r;ussi sans peine ; tromper, mais pas sa tante.
;Je me suis plong; de ma propre volont; dans un monde qui m’;tait doublement ;tranger : je n’avais pas grand chose ; voir avec le scoutisme, pas plus qu’avec la religion, r;form;e ou pas. Je n’avais plus de raison de le faire, alors pourquoi m’y lancer, myst;re. ;tait-ce d; au sentiment confus d’une dette ; payer pour la com;die que j’avais jou;e afin d’extorquer de Bagheera plus que ma ration d’amour maternel ?
; Ma m;re et mon fr;re m’ont laiss; faire, pas de la m;me fa;on.
Pour ma m;re, je me lan;ais dans  “a na;; michigas”, une nouvelle folie. Quand je mettais mon uniforme d’;claireur, avec badge et tout, elle se tenait les c;tes de rire, m’appelant son petit Goering, et ;a ne me plaisait pas beaucoup, mais je partais quand m;me aux r;unions avec mon grand chapeau ridicule et ; quatre bosses et ce maudit b;ton scout que j’oubliais partout o; j’allais. Ainsi affubl; je devais avoir quelque part l’impression d’;tre “comme les autres”, et surtout pas juif. On m’avait bien expliqu; que j’aurai pu devenir E.I. soit ;claireur isra;lite. Je ne voulais surtout pas cela, car j’;tais en train de devenir ce qu’on a appel; plus tard un juif honteux, alors tout, enfin presque, mais pas E.I. Les scouts de France, je n’en voulais pas, il fallait ;tre vraiment catho pour y aller et mon exp;rience du cur; de D;cines, dont je parlerai plus loin, m’avait suffit. Au contraire, les E.U. ;claireurs unionistes acceptaient en th;orie toutes les confessions ;a tombait au mieux ;tant donn;e ma confusion d’esprit.
;Mon fr;re lui, ne d;col;rait pas, il ;tait ath;e et rationaliste. De me voir essayer d’apprendre des pri;res ou des cantiques protestants, parce que j’essayais quand m;me, le mettait en rage ce qui ne me d;plaisait pas car je pratiquais ce qu’on appelait, dans un autre contexte, l’amour vache: j’avais une immense admiration pour lui mais j’aimais bien l’enquiquiner de temps ; autres. L;, je sentais que j’avais r;ussi un bon coup.
;J’;tais entr; dans la troupe Abraham Duquesne, un amiral protestant. Mais protestant, je n’;tais pas et l;, je l’ai dit tout de suite, ajoutant que je voulais bien essayer de le devenir, ce qui a d; en laisser plus d’un perplexe.
;Le chef de troupe, Georges M., habitait rue Magenta, une rue transversale au Cours Tolsto;. Son totem ;tait Alpaga joyeux mais je trouvais qu’il ;tait un homme fonci;rement triste et bon. Il avait des yeux bleus tr;s p;les, des cheveux lisses, blonds, une belle voix de t;nor. Chez les ;claireurs on chante souvent et c’;tait un plaisir de l’entendre dans son vaste r;pertoire.
;La recherche de son pass; est un exercice en g;n;ral d;courageant mais au r;sultat heureusement al;atoire. A ma grande surprise, j’ai retrouv; sa rue (ce qui m’a fait retrouver son nom), sa maison o; j’avais ;t; une fois ou deux, invit; par sa m;re. Il ;tait alors c;libataire et vivait avec elle. Lors de ma premi;re visite ; Villeurbanne, j’ai abord; une dame qui sortait de leur maison et qui avait l’;ge qu’il fallait. Elle m’a dit: “ Monsieur Georges? On ne l’a pas revu depuis l’enterrement de sa m;re”. J’ai donc perdu sa trace d;finitivement.
;Etre ;claireur unioniste, c’;tait pour moi bizarre. Il y avait l’uniforme, des r;gles qu’il fallait suivre et qui ;tait parfois assez judicieuse, mais qui ne convenaient pas toujours ; mon esprit. Pour moi le monde ;tait d;cid;ment en noir et blanc, sans gris, et malheureusement sans couleurs.
;Parfois, le dimanche matin, je me rendais au temple, je ne sais plus pourquoi. Je ne comprenais strictement rien ; ce qui s’y passait. Je me levais et m’asseyais comme les autres, je faisais semblant de chanter, c’est tout. Pourquoi j’;tais l;, je ne le sais plus aujourd’hui. Par une d;j; lointaine fid;lit; ; Bagheera, pour prouver ; mon fr;re que j’avais de la suite dans les id;es, pour l’emb;ter, par ambition, car je voulais devenir chef de patrouille et gagner quelques badges de plus? Ce qui m’appara;t en consid;rant toutes ces raisons, c’est que la foi n’y tenait rigoureusement aucune place, le plaisir non plus. Finalement, j’y allais pour faire comme les autres, pour m’int;grer ; leur soci;t;, pour oublier que j’;tais juif.
;Inconsciemment, s’est introduite dans mon esprit l’id;e qu’;tre juif ;tait une sorte de maladie h;r;ditaire, honteuse, tout le monde ou presque nous en voulait, mais que l’on pouvait arriver ; dissimuler. En prenant ses pr;cautions, en faisant preuve d’astuce, en se taisant, en se faisant violence, on pouvait vivre normalement, comme les autres, d’ailleurs on avait r;ussi ; le faire pendant la guerre. En jouant ; l’;claireur unioniste, j’entretenais une ambigu;t; quant ; ma religion, alors que je ne croyais ; rien. J’;tais bel et bien devenu un juif honteux.
;Mais ; la maison, je devais dissimuler, je redevenais juif, mais ; la mode de chez nous, c’est ; dire que ;a n’avait qu’un sens explicite tr;s limit;, boire du th; avec une rondelle de citron, comprendre un peu de yiddish,, manger de la cuisine juive de Pologne, mais comme je l’ai d;j; dit, on se fichait du cacheroute comme d’une guigne. Chez les ;claireurs, je jouais donc avec ;nergie mon r;le de go;. J'essayais d’appliquer les r;gles de ce nouveau milieu, la loi de l’;claireur, je voulais n’avoir que de nobles pens;es, ; l’;ge des pollutions nocturnes et de la masturbation, c’;tait impossible. Un poids ;norme de culpabilit; m’;touffait en silence et j’en voulais ; mes petits copains ;claireurs qui parlaient de tout entre eux, en rigolaient, tout protestants qu’ils fussent. Pour eux tout ;tait naturel, ils ne voyaient de probl;mes nulle part, j’en voyais partout. Ils parlaient aussi des filles, alors que pour moi, il ne fallait surtout pas, et d’ailleurs, que pouvais-je en dire?
;Quand je rentrais chez moi, je retrouvais un monde compl;tement diff;rent, l’accent yiddish de ma m;re, le bon sens et l’ath;isme agressif de mon fr;re, les questions sur le sort de mon p;re, on ;tait avant la lib;ration des camps, les recherches des amis disparus pendant la guerre, tous des juifs ;videmment. J’;tais pire que Janus, j’;tais un espion menant un double jeu, j’;tais un tra;tre, un l;che qui ne d;fendait ni sa culture, enfin le peu que j’en avais, ni sa famille, d;s qu’il mettait un pied dehors.
;Mon passage chez les unionistes m’a pourtant beaucoup apport;. Du respect pour les protestants d’abord, et l’amour de la nature ensuite. Les sorties du dimanche, les exercices idiots qui consistaient ; apprendre vingt noms de feuilles d’arbres, ; reconna;tre des constellations, des fleurs, ; lire une carte, ; regarder autour de soi, cela a pratiquement ;t; mon premier contact avec la nature. Je ne sais pas si j’aime autant les arbres parce que j’ai appris ; les reconna;tre ou si cela serait venu tout seul, j’en doute un peu. Je ne m’int;resse pas beaucoup aux petites b;tes, disons pour simplifier les insectes et autres machins rampants, je ne sais pas trop les reconna;tre ni les nommer, mais peut-;tre les trouverais-je plus beaux si j’avais ;t; forc; de le faire.
;C’est, je crois, Flaubert qui a dit que « pour qu’une chose soit int;ressante, il suffit de la regarder longtemps ». Il est possible alors que je doive beaucoup ; mon passage chez les ;claireurs car on m’y a fait observer la nature et mettre des noms dessus. J’en ai trouv; le spectacle si int;ressant que je ne peux plus m’en passer.
;H;las, le scoutisme ;tait ind;l;bilement marqu; par son origine paramilitaire. Cr;; par un colonel anglais, le mouvement ;tait de mon temps dirig; en France par un g;n;ral en retraite, cela n’est pas anodin et explique les badges, la structure en ;quipes, troupes, l’uniforme, les grades, les routiers et leurs b;rets de parachutiste qui n’a pas ;t; choisi tel par hasard.
;Mais je ne voyais rien de cela, saisi d’une ambition stupide, je voulais absolument devenir chef de patrouille, ce qui emb;tait bien Alpaga joyeux, car si j’avais de l’;nergie et de l’agressivit; pour toute une ;quipe, je n’avais aucune maturit; ni aucune capacit; ; prendre la moindre responsabilit;. Mais je mettais un tel acharnement ; devenir « cp » comme on disait alors, qu’il a fini par c;der. Renne bavard, mon totem, est devenu chef d’une patrouille de six ou sept gamins ; qui il aurait d; montrer le bon exemple. Il devait notamment organiser leurs sorties de patrouilles du jeudi, les faire chanter aux moments appropri;s les cantiques qu’il fallait, veiller ; ce qu’ils respectent le code d’honneur de l’;claireur et bien d’autres choses encore qui volaient toutes loin au-dessus de sa t;te. Mais, sur la poitrine, il arborait avec beaucoup de fiert; les deux galons verticaux blancs qui marquaient son grade pour parler militairement.
;J’avais un ;quipier, le second de patrouille, o; il y a chef, il faut qu’il y ait sous-chef, c’est bien connu, qui ne me voulait pas que du bien. Lui aussi s’;tait mis en t;te de devenir chef de patrouille. La place ;tant prise, il ne lui restait plus qu’; tenter de me la piquer. Il ;tait protestant, plus malin que moi, plus s;rieux sans doute aussi. S’il avait ;t; un peu plus d;li; de la langue, il aurait ;t; un bien meilleur cp que moi.
;C’est qu’il n’;tait pas ; l’aise d;s qu’il s’agissait de parler, c’;tait l; au contraire mon point fort, ; un degr; tel qu’il fallut du temps ; Alpaga joyeux pour d;couvrir mon indigence r;elle en mati;re de responsabilit;.
;Mais il est temps de revenir ; la piscine. Tous les jeudis apr;s midi, il fallait organiser une activit; pour la patrouille. Une fois par exemple, on est all; chez le second de patrouille, celui qui ne m’aimait pas beaucoup. Il vivait dans un appartement tr;s triste, tout d;labr;, la famille ;tait pauvre. Il avait une s;ur tr;s gentille qui se mourrait, h;las au sens propre, d’un cancer des os. On a essay; de la distraire tout un apr;s- midi. On l’a sortie dans la rue et on l’a promen;e sur une caisse ; savon: une planche avec aux quatre coins un roulement ; billes. On avait r;ussi ; la faire rire et on ;taient contents m;me si on ;tait tristes en m;me temps en se s;parant.
;Je me souviens qu’un autre jeudi apr;s midi on ;tait all; au parc de la T;te d’Or, admirer les animaux et l’;le o; se trouve le monument aux morts. Pour y arriver, on passait par un tunnel, sous l'eau, et pour la plupart de mes ;quipiers c';tait l'aventure.
;Je ne me tirai donc pas si mal que cela de ces activit;s du jeudi  jusqu’au jour o; les autres gamins demand;rent pourquoi on n’allait jamais ; la piscine. Les autres patrouilles y allaient un jeudi sur deux et nous, jamais.
;La raison en ;tait toute simple, mais je ne pouvais pas la dire. J’avais une peur horrible de l’eau. Une peur comme peu de gens la connaissent. Ce qui ;tait rageant c’est que tout le monde nageait chez nous, mon fr;re comme un poisson, mon p;re avec la majest; qui convient ; un p;re de famille qui a ;t; un sacr; garnement quand il ;tait jeune, ma m;re timidement et lentement mais sans appr;hension aucune.
;Moi, debout dans l’eau, ; partir du moment o; le niveau d;passait mes genoux, je mourrai de peur, j’;tais glac;, raide ; casser en deux, tous muscles vibrants sous l’effet de la contraction.
;D’o; vient la peur de l’eau, comment s’installe-t-elle, je n’en sais rien. Je me dis aujourd’hui qu’il y a peut-;tre un rapport avec le d;but de la vie, que si on se sentait mal dans son liquide amniotique, si ;a s’;tait mal pass; entre la m;re et son f;tus, peut-;tre la sensation retrouv;e du milieu liquide entra;nait-elle une frousse intense. Oui mais pourquoi suis-je bien dans une baignoire remplie d’eau chaude, comme tout le monde je crois?
;Toujours est-il que l’id;e d’aller ; la piscine me rendait litt;ralement malade de peur, me tordait l’estomac, les kishkes comme aurait dit ma m;re, bien qu’en yiddish cela veuille dire v;ritablement les intestins. J’estimais contraire ; ma dignit;, car j’;tais orgueilleux comme un paon, de montrer un tel point faible ; mes ;quipiers. Le chef sait tout, fait tout mieux que les autres, c’est comme ;a que j’avais compris mon r;le.
;Le second flairant qu’il y avait l; quelque chose de louche se mit ; appuyer o; cela faisait mal. J’eu beau d;ployer une extraordinaire imagination pour proposer des programmes pour nos jeudis, la sortie ; la piscine revenait inlassablement sur le tapis.
;Finalement, le second sugg;ra ouvertement lors d’une r;union de patrouille, que si je ne voulais pas aller ; la piscine c’est que je ne savais pas nager. J’;tais sans doute moins bon acteur que je ne l’avais imagin;, il avait tout compris, j’;tais perdu et battu. Au bord du d;sespoir, je ricanais d’un air sup;rieur et proposais de l’air le plus d;tach; que je croyais possible, mais avec des frissons d’angoisse, qu’on aille ; la piscine du th;;tre d;s le jeudi suivant, on verrait bien si je ne sais pas nager! Le rendez-vous fut pris pour quatre heures de l’apr;s midi. Il courait en ces temps l; des histoires ;pouvantables d’hydrocution et certains attendaient des heures d’avoir dig;r; pour oser se laver les mains ; l’eau froide, on ne sait jamais.
;Il me restait une semaine pour vaincre ma peur de l’eau et apprendre ; nager.
;Chaque jour de cette mortelle semaine, je me mis la t;te dans un grand bol d’eau froide, une cuvette me semblait immense et propre ; me noyer. Je m’effor;ais de garder les yeux ouverts et de souffler par le nez, suivant les recommandations de mon fr;re que mon man;ge faisait ricaner, t’as voulu jouer au chef, ;a t’apprendra. Je m’essayais ;galement aux mouvements de brasse, couch; en travers d’une chaise. Cette semaine termin;e, j’avais pris en horreur jusqu’; la vue de l’eau.
;Le fatal jeudi, on s’est donc retrouv;s ; sept devant la piscine. En descendant les marches qui m;nent ; la caisse, je me sentais dans un ;tat second, tel un chr;tien marchant au supplice, la foi qui soul;ve les montagnes et fait marcher sur l’eau en moins, malheureusement. J’ai pris les billets et le gar;on de bains apr;s avoir cogn; de son passe les portes de fer des cabines en a trouv; deux qui sonnaient creux, les a ouvertes et on y est rentr; trois d’un c;t;, quatre de l’autre,  pour se d;shabiller, un peu comme Buster Keaton dans son film le cam;raman.
;Une fois en maillot, moi d;j; glac; de peur, nous nous sommes approch;s du bassin. L’architecte, ce maudit, avait con;u sa piscine de telle sorte qu’on arrive au bassin par le c;t; du grand bain. Je me suis trouv; comme encercl; par mes ;quipiers, face ; l’eau ; son plus profond, il m’;tait impossible de m’;chapper. J’ai vu le second plonger sans h;sitation, la t;te la premi;re, et nager sans probl;mes. Du milieu du bassin, l; o; l’on n’a pas encore pied, il a vir; sur lui-m;me et nous a appel;, moi en particulier. Personne ne bougeant, il est sorti du bassin pour me dire: “maintenant tout le monde voit que tu sais pas nager”. Je ne trouvais absolument rien ; r;pondre et je voyais que les autres commen;aient ; rire. J’ai donc saut; dans le grand bain et je me souviens que cela a fait un platch ;norme. Il n’y a pas eu le plus petit miracle. Je suis bien descendu vers le fond, Aristote avait bien raison. Je ne me souviens pas ;tre remont;, ; se demander si Archim;de, quant ; lui, ne s’;tait pas un petit peu tromp;. J’ai vu des bulles, des quantit;s de bulles, car je crois bien que j’avais gard; les yeux ouverts, c’;tait le seul r;sultat tangible de mes s;ances d’entra;nement. J’ai ;galement entendu beaucoup de bruit. J’ai fait ; une vitesse folle les gestes r;p;t;s toute la semaine sur la chaise, ce qui a eu pour r;sultat de me faire couler bien plus vite encore que si j’;tais rest; immobile. L’humiliation supr;me a ;t; que c’est le second qui est all; prendre la perche du ma;tre nageur et qui m’a  permit de sortir la t;te hors de l’eau. J’;tais sauv; de la noyade mais humili; au tr;fonds devant la patrouille. Je ne m’en suis pas relev;, et, autant que l’ennui des dimanches matins au temple, les attaques de mon fr;re, le souvenir de Bagheera qui devenait de plus en plus t;nu, cela a largement contribu; ; me faire abandonner les ;claireurs unionistes. Je suis revenu, au grand soulagement de mon fr;re ; l’ath;isme agressif qui en fait ne m’avait jamais quitt;. Mais j’avais perdu une grande occasion de sortir de ma solitude.
 
;   La Biblioth;que municipale
 
;De l’autre c;t; de la place, faisant face au th;;tre, on trouve la mairie.
;Elle cl;t l’avenue des gratte-ciel par une face, et par l’autre, elle r;pond au th;;tre .
;C’est un b;timent spacieux aux tr;s hautes colonnes, grises en raison de la poussi;re de la ville. Je pense qu’elle est faite d’un b;ton, rugueux au toucher, mais ; surprise, ; l’int;rieur, on trouvait au sol et sur les murs des marbres magnifiques, noirs, lisses, froids.
;Au premier ;tage, la biblioth;que municipale occupait plusieurs grandes salles tr;s bien ;clair;es par de hautes fen;tres. Les biblioth;caires ;taient des dames ; l’air s;rieux mais toujours tr;s aimables. Mon fr;re m’avait introduit dans ce lieu de silence et de paix.
Je lisais beaucoup et la biblioth;que municipale ;tait une b;n;diction. Si on voulait lire quoi que ce soit, on allait ; la biblioth;que et on empruntait pour une semaine. Le nombre maximum de livres que l’on pouvait sortir en une fois, trois ou quatre, je ne me souviens plus, suffisait ; peine ; satisfaire ma boulimie de lecture.
;Je d;vorais ; une vitesse vertigineuse tout ce que je pouvais emprunter. Mais c’est l; que j’;tais coinc;. Je n’avais aucun moyen de deviner ce qui pourrait m’int;resser.
;Sartre, n; bourgeois, pass; par un excellent lyc;e, a fait des gorges chaudes du malheureux Autodidacte dont il a cr;; le personnage. On se souvient que celui-ci empruntait les livres dans l’ordre alphab;tique de leur classement, ce qui par parenth;se devait ;tre assez ennuyeux et d;courageant, sauf si la biblioth;que n’achetait que rarement. Mais passons, c’est une fiction plaisante pour Sartre. Dans ma r;alit;, j’avais le m;me et insoluble probl;me de choix.
;Mais, au fait, d’o; me venait cette volont; de lire? La toute premi;re raison, me semble ;tre que cela permettait, dans mon milieu, d’;tre diff;rent des autres, ce qui me parait diam;tralement oppos; ; la situation personnelle de Sartre, pour revenir ; lui et que justement je lisais parce que ;a ne se faisait pas beaucoup dans mon milieu. On ne peut pas courir les filles, les emmener danser, sortir avec des copains si on a toujours le nez dans les livres. Les gens le comprennent, l’admettent, le respectent, m;me s’ils le regrettent, si jeune et d;j; si studieux. Cette position me convenait parfaitement, puisque si je mourais d’envie de sortir avec une fille, comme je ne savais absolument pas comment m’y prendre ni surtout me conduire avec elle, j’aimais autant cacher ma v;ritable infirmit; sociale par un paravent de ma construction. Je me prot;geais en tra;nant toujours un livre avec moi que je lisais ostensiblement.
;Ensuite dans l’acte de lire, on se coupe du monde, des autres, on peut les oublier, c’est d;j; une fin en soi. On peut aussi se passionner pour sa lecture.  On en oublie le temps, on est ailleurs, on est un autre, ou les autres ou on imagine des ;v;nements auxquels on peut participer en se donnant le meilleur r;le. Et puis on d;couvre que “c’est bien de lire”. Les charmantes dames de la biblioth;que qui avaient toutes un ;ge qui les rendait inoffensives pour moi ont des sourires encourageants et appr;ciatifs, les autres gamins sont impressionn;s si on peut leur raconter des histoires qui vont les surprendre, et les grandes personnes, celles que je connaissais, respectaient, par ignorance, ce qui est ;crit autant que celui qui le lit.
;J’avais donc tout int;r;t ; lire, mais, que choisir? C’est ici que je rejoignais l’autodidacte, terme aussi d;plaisant pour moi et j’ignore pourquoi, que celui de concubin. ;trange rapprochement qui se fait toujours dans mon esprit, encore aujourd’hui.
;Je n’avais pas eu la brillante et simple id;e de l’autodidacte, il y avait trop de livres dans les rayons et dans les fichiers de la biblioth;que municipale.
;Difficult; suppl;mentaire, je voulais tout faire tout seul. J’;tais aussi un peu comme le chien Rantanplan h;ros ; quatre pattes imagin; par le regrett; Goscinny. Ce suppos; limier fonctionnait un peu comme une boussole ; l’envers. Ne supportant pas les odeurs de ceux qu’il ;tait charg; de retrouver, il les fuyait comme il le pouvait en tirant sa laisse dans la direction oppos;e ; leur piste.
;Quand une autorit; quelconque me d;conseillait une lecture, je me jetais dessus. Malheureusement, la r;ciproque ne fonctionnait pas et je ne savais pas donner un sens positif au contraire de ce qui m’;tait recommand;, que de toute fa;on je n'emprunterai pas. J’ai tout de m;me suivi, avec pr;caution, quelques conseils de mes parents et de mon fr;re, ils me semblaient suffisamment hors du classicisme que je voulais fuir.
;Car, tr;s curieusement, chez mes parents, la lecture n’;tait pas totalement absente. Mon p;re citait souvent Hasek l’auteur des “Aventures du brave soldat Chv;;k” dont j’ai fait mes d;lices. Il admirait sans bornes Ilf et P;trov pour “Le miracle de la Saint Georgeon” que je n’ai jamais lu parce que je n’ai jamais mis la main dessus. Mais bien plus tard j’ai admir;, lu et relu “Les douze chaises”  par les m;mes. Ma m;re connaissait quelques auteurs polonais que je me refusais de lire, mais c’est elle qui, la premi;re, m’a parl; de Tolsto; et surtout de Dosto;evski dont elle ignorait sans doute l’antis;mitisme visc;ral et l’attachement ; l’orthodoxie.
;Mon fr;re ;tait tourn; plus r;solument vers le monde moderne et la litt;rature anglo-saxonne. J’ai h;rit; de son go;t passager, qui chez moi a tenu une vingtaine d’ann;es, pour les romans policiers. Mais c’est ; lui ;galement que je dois de conna;tre le merveilleux Christophe ou Colomb, c’est selon, et son “Id;e fixe du savant Cosinus” dont j’admire encore aujourd’hui le coup de crayon et l’humour si particulier.
;Pour faire la nique aux programmes scolaires mais m’instruire tout de m;me, mon fr;re, toujours lui, m’avait persuad; que je devais et pouvais lire des livres de science, mais surtout pas des manuels scolaires. C’eut ;t; tomber entre les pattes de l’Institution, de la Science officielle, des Professeurs, dont il disait pis que pendre pour des raisons qui me sont rest;es obscures. Je me suis donc collet; ; l’Abb; Moreux et son “Pour comprendre l’alg;bre” et je n’y ai pas compris grand chose (j'avais douze ans), ou, pire au “ Calcul diff;rentiel et int;gral facile et attrayant” de W.Thomson qui n’;tait ni l’un ni l’autre pour moi. Je me suis ;puis; sur ces livres que je ne comprenais pas mais d;j;, j’avais r;alis; qu’en retenant un peu de leur vocabulaire, je pouvais facilement faire illusion dans mon milieu.
;Ce qui a ;t; tr;s dommageable pour mon entendement, c’est que j’ai fini par me tromper moi-m;me : j’;tais devenu incapable de discerner ce qui ;tait compris de ce qui ne l’;tait pas. C’est un vrai malheur que de ne plus pouvoir se fier ; ce sens de la clart; et de la limpidit; qui envahit l’esprit de celui qui comprend quelque chose et peut ensuite l’utiliser sans erreur.
;Je crus donc possible  de tout apprendre, tout seul, dans les livres. Je serai donc un self made man, ; l’am;ricaine. Apr;s la victoire, les Am;ricains ;taient nos mod;les, nous pouvions tout apprendre d'eux, voyez Jack London et Mark Twain, les ;crivains de romans policiers, les journalistes, tout ce monde d’intellos aux biceps de dockers et ; la volont; d’aventuriers que rien n’arr;tait.
Je me suis, pourquoi pas, ;galement int;ress; ; l’acupuncture, c’;tait normal, je pratiquais le judo, aventuriers et dockers obligent. J’ai donc lu Souli; de Morand et de la Fuye, et j’ai m;me fait des essais th;rapeutiques sur ma malheureuse m;re et sur moi-m;me, mon fr;re s’;tant prudemment d;clar; en parfaite sant;.
;En lisant des livres de science j’avais donc du mal ; percevoir le moment o; je l;chais la rampe de la claire raison. Progressivement, le brouillard dans lequel j’avan;ais s’;paississait. Je ne voulais pas revenir en arri;re, c’;tait d;shonorant d’autant que je me fixais un rythme de lecture, tant de pages ; l’heure. Puis je me disais que de lire m;me ce que je ne comprenais plus finirait bien par agir, ferait sauter les scell;s pos;s sur mon entendement. Mais lorsque revenu ; la biblioth;que, je reprenais le m;me ouvrage l; o; je l’avais laiss; et que me sautaient au visage des phrases au sens r;solument herm;tique, je ne pouvais plus continuer ma lecture. La mort dans l’;me, je me d;cidais ; revenir en arri;re pour reprendre l; o; c’;tait encore compr;hensible, ;a pouvait ;tre la premi;re page, humiliation! 
;En litt;rature, je ne voulais pas lire d’auteurs fran;ais, ils auraient pu ;tre recommand;s par les profs du coll;ge. Du coup, je m’int;ressais aux auteurs ;trangers. A cette ;poque, ils ;taient relativement peu traduits, donc peu connus et peu demand;s ; la biblioth;que. Ils ;taient en g;n;ral disponibles. Je me donnais l’illusion d’;tre original ce faisant. J’ai toujours eu un int;r;t pour l’;tranger et l’Europe de l’Est m’;tait relativement famili;re avec tout ce que j’entendais ; la maison. Les ;tats Unis m’int;ressaient, c’est de l;-bas que nous venaient nos sauveurs, de Grande Bretagne aussi. Bizarrement, si en ce temps je lisais des auteurs espagnols, je ne m’;tais jamais int;ress;s aux italiens. C’est sans doute que les Espagnols me rappelaient 1936 et les r;publicains qui ;taient l;gions ; Villeurbanne. Ils ;taient venus ici en fuyant Franco et le fascisme qu’ils avaient combattus, ils ;taient nos alli;s, nos copains. Les Italiens pour nous, c’;tait encore les macars, ils mangeaient des spaghettis, ;taient des travailleurs immigr;s, donc des pauvres, quelle litt;rature pouvaient-ils avoir? Et puis on se moquait toujours de Mussolini. de ses soldats qui n’aimaient pas la guerre et se d;filaient dans les batailles.

;     La rue du docteur Ollier

;De cette rue, j’ai conserv; le souvenir du Cours compl;mentaire o; je suis all; apr;s l’;cole communale. J’y avais pass; les ;preuves de l’examen institu; du temps de P;tain, qui ouvrait la porte ; des ;tudes ult;rieures, le certificat d’;tudes ;tant consid;r; comme un dipl;me terminal.
;J’ai pass; le DEPP, dipl;me d’;tudes primaires pr;paratoire en 1943. J’;tais encore tr;s bon ;l;ve ; la communale et ; la sortie de l’;preuve de calcul, je me souviens que les gamins de ma classe m’entouraient pour savoir comment j’avais r;solu le probl;me. J’;tais assez content de moi et m’expliquais, lorsque je me suis entendu contester.
; Albert, la vedette de la classe d’; c;t;, un petit noiraud qui m’arrivait au menton, pr;tendait que ce que j’avais fait n’;tait pas bon. On nous a rapproch;s, et, en effet, Albert a expliqu; comment il s’y ;tait pris, pr;tendant que je m’;tais plant;, il disait  “tu t’es gour;”, j’;tais furieux. Aujourd’hui encore, je me souviens de la certitude absolue que j’avais d’avoir raison, et pourtant Albert ;tait d’une autre trempe que moi en science, comme on va le voir. Ce petit incident a contribu; ; mon d;sarroi, j’;tais s;r d’avoir juste. Je n’ai pas ;t; capable de comprendre que je m’;tais tromp;, donc de distinguer le vrai du faux, mon lancinant probl;me.
;Mon erreur n’;tait peut-;tre pas si grave, car j’ai ;t; re;u, Albert ;galement, bien entendu.
;Cet Albert, je l’avais vu pour la premi;re fois rue Antonin Perrin, nous ;tions alors ;coliers, dans deux classes diff;rentes, mais de m;me niveau. Je me souviens m’;tre trouv; un jour, dans la rue, parmi des gamins de sa classe qui l’entouraient et l’;coutaient avidement expliquer comment les femmes accouchent. C’est qu’il avait deux s;urs, l’une renferm;e et timide qui a fini bonne s;ur,  l’autre, vive et vite d;lur;e, qui lui disait tout. Si ma m;moire ne me trahit pas, elle lui avait tout de m;me racont; une dr;le de salade, mais enfin, pour nous, c’;tait ahurissant et fascinant ; entendre et imaginer, m;me pour la partie qui correspondait ; une certaine r;alit;, puisque nous ne savions absolument rien sur la question.
;Albert, comme moi a donc ;t; admis au cours compl;mentaire, cette fois encore dans une autre classe que la mienne. Il ;tait avec  “Monsieur Fleury”. J’;tais avec “Raton”, on n’a jamais su son vrai nom. Ce sobriquet ;tait assez bien trouv;, je le revois encore tel qu’il ;tait et, aujourd’hui encore, je ne lui trouverai pas meilleur surnom.
Monsieur Fleury avait un don remarquable. Lorsque deux gamins se querellaient, il savait infailliblement d;couvrir celui des deux qui mentait. Face aux gamins, il leur faisait tendre chacun la main droite en avant, doigts serr;s dirig;s vers le haut. Il prenait sa lourde r;gle de bois, et il donnait un coup sec en direction des petits doigts serr;s autant par ordre que de peur. Le premier qui retirait sa main ;tait le menteur. Il avait droit alors aux coups de r;gle qu’il ne pouvait plus esquiver puisque Monsieur Fleury lui tenait fermement les doigts dans sa grosse pogne.
;Un jour o; je suis arriv; en retard, une fois de plus, je suis tomb; dans le grand corridor du rez-de-chauss;e sur le terrifiant Monsieur Fleury ; la peau rose et aux cheveux tout blanc. Il m’a demand; qui ;tait mon ma;tre. J’ai balbuti; M’sieur Raton, M’sieur, puis, j’ai mis ma main devant ma bouche comme je le faisais souvent pour arr;ter, trop tard toujours, le flot de b;tises qui en sortait. J’ai cru arriv;e ma derni;re heure. Monsieur Fleury a daign; sourire et m’a laiss; passer sans me tuer.
;Nous avions, dans ce coll;ge un prof de chant peu banal. Il ;tait l’auteur d’une chanson  sur le travail qu’il nous a fait apprendre par c;ur. Je me souviens encore de l’air, et d’un bout des paroles.;a commen;ait par : « le rossignol qui fait son nid.... ». Le refrain affirmait que, pour ;tre heureux sur cette terre, il suffisait de chanter, chanter, en travaillant ou quelque chose d’approchant. Mais ce n’est pas cela qui nous le faisait redouter.
;Outre qu’il avait la gueule vraiment de travers, peut-;tre ;tait-il une gueule cass;e, cela effraie d;j;, il s’emportait pour un rien. Il commen;ait souvent sa le;on en nous injuriant grossi;rement “ bande de petits merdeux, pendant que vos parents s’esquintent ; l’usine vous ;tes l; ; vous chauffer les miches” etc etc. C’est qu’on ne fichait pas grand chose avec lui. On le craignait m;me si on se moquait de lui quant il ;tait assez loin pour qu’on ne ramasse pas une baffe.
;Ce qui pouvait nous arriver de pire, c’;tait que pendant la le;on de chant passe une patrouille allemande, marchant au pas, car alors ;a s’entendait depuis le dernier ;tage o; nos ;lans harmonieux avaient ;t; exil;s par un principal m;lomane ou prudent.
;Entendant la patrouille, notre prof de chant commen;ait ; tr;pigner et ; ;cumer d’une rage mal contenue. Puis n’y tenant plus, il ouvrait toutes grandes les deux immenses fen;tres qui donnaient sur la rue, nous faisait mettre au garde ; vous afin que nous fassions retentir une vibrante Marseillaise cens;e r;pondre aux ali alo, eins, zwei qui montaient de la rue.
;De nos gosiers ;trangl;s de trouille sortait un filet chevrotant qu’il couvrait de sa puissante voix.
;Mon dernier souvenir concernant la rue du docteur Ollier est encore li; ; Albert et au cours compl;mentaire.
;Nous sommes cette fois en 1949. L’ann;e a son importance. Le Mar;chal Tito vient de se d;solidariser de Staline. La guerre id;ologique et politique fait rage entre leurs deux pays.
;Tito est accus; par Staline d’avoir laiss; les Am;ricains installer des bases militaires sur le territoire de la F;d;ration.
;Tito trouve imm;diatement une parade m;diatique. Cet ;t;, il ouvrira les fronti;res de la Yougoslavie ; la jeunesse du monde qui pourra constater d’elle m;me l’absence de bases am;ricaines. Il sera possible d’aller partout, pas d’espace prot;g;. La m;me jeunesse pourra ;galement s’informer sur le mod;le d’autogestion ; la yougoslave qui fait hurler de rage les staliniens.
;Albert est communiste. Il est plus exactement membre des jeunesses communistes. Mais il est d;j; un peu ; part de ses camarades. Il est apparemment le seul de sa cellule ; faire des ;tudes, on dirait ou disait peut-;tre d;j; qu’il en ;tait le seul intellectuel et au parti cela n’a pas bonne presse.  Son prof de math, qui l’a pris sous son aile en raison de ses aptitudes et sans doute par affinit;, est lui-m;me trotskyste. De plus, Albert fr;quente les auberges de jeunesse, c’est tout dire.
;Cons;quence logique, il a un comportement d;viant. Il lit Marx, c’est tr;s suspect. Chez les cathos de ce temps, on lisait un peu les ;vangiles, beaucoup les missels, pas du tout la Bible. Chez les communistes, c’;tait pareil, on ne pouvait lire que Staline et ses valets, tiens je parle comme eux maintenant, et surtout pas les textes originaux de Marx. Pire encore, Albert lit Trotsky, mais seul le secr;taire de sa cellule qui suit les formations du Parti a pu l’en suspecter.
La s;ur d’Albert, la lib;r;e, lui propose justement d’aller en Yougoslavie, de profiter de l’invitation de Tito, afin qu’ils puissent voir de leurs propres yeux. Ils peuvent y partir en stop, le voyage ne reviendra pas cher, et ce sera int;ressant de d;couvrir ce qui se passe vraiment l;-bas. Albert a seize ans, il trouve l’id;e formidable, ils partent et passent un ;t; passionnant.
;Moi, pendant ce m;me temps, je ne m’occupais surtout pas de politique. M;fiance, tous pourris, les communistes en premiers avec Joseph dont il fallait se m;fier comme de la peste. Et puis le pacte germano-sovi;tique, on ne l’avait pas oubli; chez nous. Mon p;re qui pr;tendait avoir ;t; au Parti avant la guerre, avait utilis; l’;v;nement comme pr;texte ; une rupture qui lui donnait un peu le beau r;le et justifiait l’apolitisme agressif qu’il m’avait transmis.
;Chez nous, sur l’Union sovi;tique, on en avait trop entendu. Il y avait toujours quelqu'un en visite, ;chapp; de l;-bas pour nous raconter une histoire juive un peu horrible, ce sont les meilleures, m;langes d’exag;ration, de v;cu, de possible. En voici un exemple.
;On est dans la Pologne de l’entre deux guerres, Ruben et Shlo;me, deux amis de toujours, pleurent sur leur existence. Ils sont fatigu;s de l’antis;mitisme polonais. Cela ne peut pas continuer comme ;a, quelle vie ont-ils, quelles humiliations ne les attendent pas ?
C’est qu’ils ont vingt ans, sont pas mal d;gourdis. Ils d;cident d’;migrer, bien, mais alors se pose une grande question, o; aller?
;Ruben est plut;t communiste, lit la presse communiste, croit dur comme fer ; ce qu’on y ;crit. En Russie, depuis la r;volution tous les hommes sont fr;res, plus de patrons, plus de lutte des classes, plus de  popes, donc plus d’antis;mitisme. En route pour l’Union sovi;tique. Mais Shlo;me au contraire ne croit pas un mot de ce que racontent les journaux communistes. Il est tr;s attir; par l’Am;rique, il en r;ve. L;-bas non plus, il n’y a pas d’antis;mitisme. Regarde comme les juifs y r;ussissent, Molly Picon, Paulette Godard, Trebitsch Lincoln, Yehudi Menuhin, Jasha Heifetz et tous les autres. Partons pour l’Am;rique. Chacun des deux amis tient pour son parti. Mais l’Am;rique ce n’est pas la porte ; c;t;, ;a co;te cher d’y aller et il y a le terrible Ellis Island. Tu paies ton passage que tu ne sais m;me pas comment, tu es malade pendant toute la travers;e. Une fois arriv; dans l’;le terrible, on te trouve un bouton sur le nez et on te renvoie chez les Polacks qui ne t’attendent pas avec des fleurs.
;La Russie poursuit Ruben, c’est juste un saut de puce, si on ne se fait pas pincer ; la fronti;re par les gendarmes polonais. Seulement voil;, intervient Shlo;me, personne n’est encore revenu pour en parler. Normal dit Ruben, c’est qu’on y est si bien, il faudrait ;tre fou pour en repartir. Aucun argument n’y fait, Shlo;me se m;fie. Les deux amis d;cident alors de tirer au sort.
;C’est Ruben qui gagne, il est fou de joie, mais Shlo;me reste prudent et finalement ne veut pas le suivre tout de suite. Il remet ;a. On n’a jamais eu de nouvelles directes d’un proche qui y soit all;, m;me ton cousin Mochek n’a jamais rien ;crit. Tu penses, dit Ruben, si dans la patrie du communisme, l; o; on construit un monde nouveau, Mochek va prendre le temps d’;crire un mot en yiddish, la langue d’un pass; de mis;re et de servitude. Et il n’y a personne ici qui lise le russe, parler oui, mais lire! Shlo;me n’est toujours pas convaincu. Finalement, il propose d’attendre que son ami Ruben lui envoie une lettre apr;s son arriv;e pour lui confirmer que tout va bien et seulement apr;s cette confirmation, c’est jur;, il le rejoindra. Et Shlo;me en rajoute dans la m;fiance. Il dit qu’il est possible que l;-bas on ouvre les lettres, qu’il y ait une censure comme du temps du Tsar.  Il imagine alors une ruse merveilleuse. Si ta lettre, dit-il, est ;crite ; l’encre bleue, je pourrai croire tout ce que tu  auras ;crit. Si c’est ; l’encre noire, je saurai que je dois comprendre tout le contraire. Ce n’est pas la censure qui va nous arr;ter!
;Ruben estime ridicules, voire insultantes toutes ces pr;cautions, mais il c;de, sinon, pas de Shlo;me. Les deux amis s’embrassent et Ruben, dans le plus grand secret quitte nuitamment son village pour la Russie sovi;tique et son nouveau destin.
;Trois mois passent sans aucune nouvelle, Shlo;me est tr;s inquiet, qu’est devenu son ami?
;Enfin, arrive de Berlin une lettre post;e par un voyageur ; qui,  alors qu’il passait ; Kiev, une vielle dame a remis une lettre venant de Moscou. Shlo;me n’y voit pas malice, les lettres venaient souvent de fa;on plus abracadabrante encore.
;C’est bien entendu Ruben qui ;crit. Sa lettre est enthousiaste. La Russie est bien conforme ; tout ce qu’il en attendait. L;-bas, on trouve du travail, en veux-tu en voil;. On gagne tr;s bien sa vie et les syndicats s’occupent de tout. Logements spacieux, restaurants d’entreprises pas chers, certains sont m;me casher! Bien s;r, pas la plus petite trace d’antis;mitisme, les rues sont joyeuses et les femmes tr;s belles. Les policiers sont charmants. Ce n’est pas tout ; fait le paradis car la vie n’est pas ;ternelle mais ; part cela, tout y est.
;Shlo;me stup;fait constate que la lettre est ;crite ; l’encre bleue. Et bien ;a alors, tout ;tait donc vrai! Quel imb;cile il a ;t; de ne pas le croire. Encore hier, il n’est pas descendu assez vite d’un trottoir ; Varsovie devant un polak qui sans h;siter un instant lui a foutu son poing dans la figure.
;Il remarque alors seulement le petit, tout petit post-scriptum: j’oubliais, ;crit Ruben, une seule petite chose manque dans ce merveilleux pays, c’est l’encre noire.
;Ce n’est qu’une histoire juive, mais j’y sentais confus;ment un accent de v;rit; plus convaincant que tout ce que les sp;cialistes pouvaient expliquer sur la question. D’ailleurs, il n’y avait pas que les plaisanteries, il y avait ce que les gens racontaient dans notre cuisine en buvant le th; ou en mangeant les boulettes au go;t inimitable que pr;paraient ma m;re.
;Un soir, un homme ;chapp; d’Union sovi;tique a racont; un bout de son histoire personnelle. Il ;tait juif et pour cette seule raison d’apr;s lui, avait ;t; arr;t;, condamn; et envoy; dans un camp en Sib;rie. Il ;tait un zek comme des millions ; souffrir en abattant et charriant du bois tout en crevant de faim pour satisfaire l’insondable perversit; de Staline.
;On l’appelle un jour chez le commandant du camp qui lui demande de confirmer qu’il est ing;nieur.
;Tr;s bien dit le commandant, soulag;. Ordre de Moscou, il faut  construire un pont sur la rivi;re qui puisse supporter des convois de tant de tonnes. A partir d’aujourd’hui, tu es responsable sur ta vie du chantier. Prends autant d’hommes que tu veux, tu demandes ce qu’il te faut. Le pont doit ;tre pr;t avant l’arriv;e de la neige.
;T;te du malheureux zek. Commandant, je suis ing;nieur textile. Tu es ing;nieur ou non gueule le commandant! Oui mais,......Pas de mais, au travail.
;Il y avait bien entendu dans le camp des ouvriers qui avaient travaill; sur des chantiers et un justement ; la construction d’un pont.
Consult;, il recommanda de mettre le plus de bois possible. Le malheureux ing;nieur suivit bien entendu ; la lettre ce conseil tout en sachant qu’il ne pourrait survivre ; l’in;vitable d;sastre dont il serait responsable. Il lui fallait s’;vader avant les premiers essais, ce qu’il parvint ; faire profitant des maigres avantages procur;s par ses nouvelles responsabilit;s. Il r;ussit sa fuite et par des d;tours incroyables dont j’ai oubli; les d;tails, il ;tait parvenu en France, il ;tait chez nous, dans notre cuisine, et il nous racontait l’invraisemblable avec une telle simplicit;, avec tant d’humour que ;a ne pouvait pas ;tre invent;.
;Alors qu’Albert cherchait comment am;liorer le monde, moi, je r;sistais des quatre fers ; toute activit; politique. C’est aussi que mes ambitions aussi confuses qu’elles aient ;t;, m’;loignaient de tous. J’;tais devenu un ;tre sans lien social. Je me pensais unique en mon genre, seul avec mes difficult;s et je ne voyais pas en quoi je pouvais ;tre concern; par les probl;mes du monde, ni comment les autres pouvaient m’aider. Je me souviens pourtant avoir particip; en 1951, ; une marche en faveur d’un jeune noir am;ricain Willy Mc Ghee. Il avait ;t; condamn; ; mort par un tribunal du sud profond des ;tats Unis  pour le viol d’une femme blanche. Enfin, c’est ce que j’ai retenu. J‘;tais indign; par la condamnation du malheureux que la presse de gauche pr;sentait comme compl;tement innocent. Bien que cette manifestation ait ;t; organis;e en sous-main par le Parti communiste, on ;tait en pleine guerre froide, j’y ;tais all; r;volt; par l’injustice du verdict. Mais je me souviens de mon incapacit; totale ; crier des slogans avec les autres. L’indignation ;tait l;, elle ne pouvait s’exprimer en m;me temps que celle des manifestants. Je restais seul dans le cort;ge, semblable aux autres puisque j’ouvrais la bouche comme eux pour crier : lib;rez Mc Ghee, mais je me taisais, rien ne sortait de ma gorge. Qu’aurait-il fallu pour que je donne de la voix?
;Mais j’;tais quelqu’un avec qui on comptait, car je faisais du judo. Mon fr;re qui pratiquait depuis la fin de la guerre m’avait amen; au Jiu-Jitsu Club de Lyon pour mes quatorze ans, pour voir si ;a me plairait. Je ne suis pas s;r dans le fond que cela ait ;t; totalement le cas. A l’;poque je voulais absolument lui faire plaisir, en ;tre estim;, je me devais de faire comme lui, et de manifester de l’enthousiasme. Je pense aujourd’hui que j’avais appr;ci; de pouvoir me livrer ; fond, de me battre avec toute ma hargne, silencieusement, en suivant des r;gles strictes, et apr;s un combat gagn;, ou perdu, de saluer un peu hypocritement son adversaire en s’inclinant devant lui avec un air faussement indiff;rent. De plus, il s’agissait d’une pratique extr;me orientale dans laquelle on retrouvait les myst;res que  Sessu Hayakawa faisait soup;onner dans ses films, la magie du Zen, les estampes de Hiroshige et le pont sous la pluie d’apr;s le m;me par Van Gogh. Une ceinture noire de judo ;tait cens;e ;tre invincible, ;a m’int;ressait beaucoup de le devenir. Par la concentration, le mental, le Zen, on ;tait s;r, m;me si on ;tait petit, de flanquer des peign;es, bien que l’on soit bien entendu au dessus de ;a, ; n’importe quel imb;cile grand, gros et fort, le r;ve en somme.
;L’ensemble finalement m’avait d;cid;. C’;tait encore un moyen de faire du sport en ;chappant ; l’Institution. Ici pas de musculation, pas de stade, pas de prof de gym, non , au lieu de tout cela, un Ma;tre. Le mental suffit. Et un peu de hargne tout de m;me.
;Notre Ma;tre, malheureusement, arrivait au dojo avec deux bouteilles de vin blanc dans une serviette de cuir, qu’il s;chait pendant que nous nous entra;nions, cela aurait d; nous dessiller les yeux, mais nous ;tions trop na;fs, j’;tais trop b;te.
;Cependant, il faut croire que les autres pratiquants n’;taient pas beaucoup plus malins que moi. Je faisais partie des bons judokas du club, le seul existant ; Lyon. J’;tais bon, parce que je me battais avec rage et peur intimement m;l;s, attaquant sans cesse, autant pour vaincre que pour emp;cher mon adversaire de prendre la moindre initiative.
;J’;tais d;j; ceinture marron quand Albert ;tait all; en Yougoslavie avec sa s;ur. Il me croyait une formidable machine ; combattre dans la rue ou ailleurs, invincible gr;ce au cri qui tue et ; des at;mis foudroyants. Un Lemmy Caution mais en mieux, car je n’;tais pas au service d’obscurs int;r;ts priv;s ou capitalistes. Moi, je n’essayais plus de m’en persuader, je commen;ais ; me p;n;trer de la r;alit;: sorti du tatami, je me savais foutu dans la moindre bagarre. Il suffirait de me coller un bon coup de poing entre les deux yeux ou mieux, au foie, ce que je serais bien entendu incapable d’;viter, et tout serait dit.
;A son retour de Yougoslavie, Albert d;cide, na;vement ou avec plus qu’une ombre de provocation, de rendre compte ; ses camarades des jeunesses communistes.
;Il va donc leur d;crire ce qu’il a pu observer lors de son p;riple. Il a pour cela d;sob;i aux ordres du camarade Staline, est-ce possible sans ;tre vendu au capitalisme ? Mais on lui permettra de prendre la parole au cours d’une r;union de la cellule, lesquelles ont lieu justement au coll;ge de la rue du docteur Ollier.
;Albert me confie sa crainte de se faire rosser par ses petits copains, puisqu’il va leur dire exactement ce qu’il ne veulent pas entendre, il en est parfaitement conscient.
;Et l;, avant d’aller plus loin, il faut que je parle de canadienne sans majuscule, pas de femme par cons;quent, mais de ce v;tement qui ;tait tr;s ; la mode en ce temps l;.
;Mon p;re ;tait un remarquable ouvrier maroquinier, il ;tait m;me mod;liste, la cr;me de la profession. Malheureusement pour sa famille, il ;tait le plus ex;crable homme d’affaires ou simplement patron, que l’on puisse imaginer.
;Refusant syst;matiquement cette r;alit;, avant la guerre, d;j;, seul ou associ; ; un ami, il avait essay; ; plusieurs reprises de monter une affaire. En fait, il ne pouvait gu;re faire autrement.
;C’est qu’il ;tait tr;s instable, avait un caract;re impossible, ne supportant aucune critique. Le concernant, il n’acceptait que les marques de la plus extr;me admiration. Il ne pouvait donc jamais garder la m;me place plus de trois mois, car il ;tait tout bonnement insupportable. Il finissait toujours par s’engueuler avec le patron ou alors c’;tait avec la patronne, ce qui ;tait bien pire, et il ne lui restait plus qu’; ramasser ses outils. Cela ne l’ennuyait en aucune fa;on. Il y avait tant de patrons maroquiniers ; Paris, qu’il trouvait une place imm;diatement, en saison. Sinon, bernique bien entendu et l;, on ;tait mal ; la maison et ma m;re devait acheter ; cr;dit, emprunter aux voisines, pour elle ;a n’;tait pas dr;le.
;Il y avait une autre raison ; la m;sentente in;luctable du p;re avec les patrons maroquiniers, c’est qu’il en ex;crait l’engeance. Il les jugeait tous mesquins, stupides et plus que tout, pingres, radins, rapiats et avares. Car il prisait la g;n;rosit; plus que tout. Sa conclusion ;tait que la meilleure fa;on de s’en sortir en restant dans le m;tier sans avoir un patron sur le dos, c’;tait d’en devenir un soi-m;me, mais bien diff;rent car gentil, g;n;reux, confiant en l’honn;tet; et la droiture fondamentale de l’humanit;.
 ;D;s qu’il le pouvait, il se mettait  ; son compte. H;las pour lui et pour nous, il s’est toujours plant; et d’ailleurs, quand il a pris sa retraite, il ;tait dans l’;tat d’ouvrier. C’est qu’il n’;tait pas fait pour ;tre un patron. Il ;tait plut;t bon avec les autres, et tenait ; ce que cela se voie, na;f, incapable de g;rer s;rieusement ni d’exploiter les autres, or c’est un m;tier de main d’;uvre.
;Et puis le meilleur ouvrier dont il aurait pu r;ver c’;tait lui, c’est vrai, il aurait donc d; s’exploiter lui-m;me au maximum. Or s’il voulait devenir patron, c’;tait justement pour ne plus ;tre ; l’atelier, pour parader dans les caf;s fr;quent;s par les patrons maroquiniers, v;tu d’un manteau d’alpaga, une montre en or au poignet et des chaussures en croco aux pieds. A ce r;gime il faisait faillite en quelques mois et devait retourner bosser chez les autres jusqu’; ce qu’il ait rembours; ses dettes.
;Cet ;t; 49, il ;tait en train de voir s’;crouler sa ;ni;me et derni;re entreprise.
;C’;tait la p;riode la plus dangereuse pour tout les gens qu’il connaissait parce qu’il tentait les coups les plus fous pour retarder l’;ch;ance de la faillite. Il empruntait ; qui il pouvait, proposait lui m;me des taux usuraires creusant sa tombe comme avec une pelle m;canique. Il jouait ;galement de son charme pour s;duire, du num;ro tatou; sur son avant bras ; son arriv;e ; Auschwitz,188881, pour apitoyer. Chaque fois qu’on voyait un visage nouveau ; la maison, on pensait a;e a;e a;e, encore un qui va se faire plumer, car il ;tait merveilleusement convaincant. Nous, on n’avait aucune illusion. Il faudra encore rembourser ; ce nouveau pigeon ce qu’il r;ussira ; en extraire gr;ce ; ses projets mirobolants.
;C’est simple, ses amis se passaient le mot et disaient qu’il valait mieux, quand on l’apercevait dans ces moments l;, sauter dans un taxi et se sauver n’importe o;, ;a revenait moins cher que de lui parler et de se laisser embobiner. Il connaissait beaucoup de monde et il ;tait tr;s aim;, puisqu’il ;tait g;n;reux d;s qu’il en avait les moyens, et cela rendait d’autant plus difficile de lui refuser un pr;t ou un cr;dit, mieux valait donc prendre la tangente.
;Mon pauvre p;re, une fois de plus, ;tait donc au d;sespoir, et je ne saurai jamais comment il s’y est pris, mais il a r;ussi ; ;mouvoir ma m;re, l’;tre le moins ; m;me de se laisser endormir par ses histoires de saison miracle, de lot de cuir anglais de contrebande, de fermoirs allemands qui sont de vrais bijoux, de commande de Lancel ou de la cha;ne de magasins belges “A l’Innovation” qui ne vivaient que pour sa nouvelle collection. Elle le connaissait par c;ur, pourtant, elle a c;d; et a ;crit ; une de ses cousines de Clermont-Ferrand dont le mari r;ussissait en affaires, pas comme le sien qui ratait tout ce qu’il entreprenait. A la r;flexion, je me demande si ce n’;tait pas parce que mon p;re mena;ait de mettre sa prochaine affaire sur le nom de mon malheureux fr;re, et que de voir ternir le nom de son fils a;n; avait peut-;tre ;t; toutes d;fenses ; ma m;re.
;La cousine, ;mue ; son tour, a ;t; suffisamment persuasive pour que son mari accepte de pr;ter la somme qui allait remettre toute l’affaire ; flot. Mon p;re allait enfin montrer ce dont il ;tait r;ellement capable. Jusque l;, il ne s’y ;tait pas vraiment mis et puis les deux derni;res saisons avaient ;t; compl;tement pourries, les gens n’avaient pas d’argent ; No;l et pour la « petite saison », P;ques, il avait plu tout le temps, d’ailleurs on peut le v;rifier, les marchands de parapluies on fait fortune. Mais maintenant on allait voir ce qu’on allait voir.
;L’argent, le cousin ne pouvait pas nous l’envoyer par la poste. Par lettre, c’;tait ill;gal et de toute fa;on risqu;, le facteur pouvait soit nous d;noncer, soit nous voler. Par mandat, il faut ;tre fou, on ne pouvait pas le faire. Le postier de Villeurbanne saurait qu’on a re;u autant d’argent, celui de Clermont-Ferrand qui l’avait envoy; ;galement. Le Pr;sident de la R;publique serait imm;diatement averti et on aurait tout de suite le fisc sur le dos. La banque c’est pire que tout. D’ailleurs, mon p;re y devait tellement qu’il n’;tait pas s;r, en cas de transfert de la banque du cousin, de voir m;me la couleur des billets que l’agence risquait de confisquer sans discussion possible.
;Non, les affaires d’argent doivent rester secr;tes, ne regardent personne. On a donc d;cid; de m’exp;dier ; Clermont-Ferrand, avec mission de ramener le plus discr;tement possible un paquet de billets qui seraient cousus dans la doublure de ma veste. La cousine qui connaissait la musique y veillerait. Moi je ne devais parler ; personne dans le train, pas plus ; l’aller qu’au retour. Je vois maintenant que mes parents se croyaient encore dans la Pologne du temps des Tsars.
;Le cousin avait un tr;s beau sourire et parlait un fran;ais approximatif avec un tr;s fort accent yiddish. La cousine ;tait gentille comme tout et tr;s pr;venante.
;Ils avaient un fils qui ;tait un enrag; du foot: Ah, Gilberou (c’est comme ;a que le cousin avait d;cid; de m’appeler), ti as vi ces kvisses qu’il a min zine (tu as vu les cuisses qu’il a mon fils) et le fils rigolait et tout le monde rigolait, alors que chez nous, on s’engueulait tout le temps.
;Mais je n’avais d’yeux que pour leur fille qui ressemblait beaucoup ; Mirna Loy, en ce temps, une de mes actrices pr;f;r;es. Mais la cousine ;tait bien plus jeune, plus fra;che, et elle ;tait l;. Elle marchait en tenant ses bras l;g;rement ;cart;s de son corps, j’;tais heureux rien qu’; la regarder.
;Le cousin ;tait fourreur. Il fabriquait des canadiennes. Elles ;taient toutes marrons, avaient un col en mouton marron, l’ext;rieur ;tait fait d’une toile marron comme les boutons de cuir, les empi;cements de cuir, tout ;tait marron sauf l’int;rieur fait d’une peau de mouton retourn;e, de couleur plut;t blanc cr;me.
;Ces canadiennes ;taient ; la mode, tout ceux qui avaient un peu de sous en achetaient. Les gars du march;, les garagistes, les commer;ants, les repr;sentants de commerce et m;me, d’apr;s les films de ce temps, les  gangsters et les maquereaux.
;Les affaires du cousin ;taient florissantes, il travaillait  matin et soir, tr;s tard, en fait, tout le monde s’y mettait dans la famille, ils s’entendaient parfaitement, je n’avais jamais vu ;a! Ils bossaient et couraient partout comme des dingues, ils s’aimaient, ils ;taient heureux. C’;tait incompr;hensible.  De plus, ils ;taient tout ce qu’il y a de plus juifs, plut;t ; notre fa;on, pas de barbe, de pri;res, de calotte, de casheroute,  et cela ne leur posait aucun probl;me. Je n’osais pas avouer que j’avais honte de l’;tre, sans pouvoir dire pourquoi d’ailleurs, je n’y voyais plus rien du tout dans cette affaire.
;Le soir, le cousin a racont; comment il avait manqu; d’;tre fusill; le jour de la Lib;ration de Clermont-Ferrand. En raison de son accent terrible, pendant l’occupation, il s’;tait cach; comme il avait pu, ne sortant que si c’;tait absolument n;cessaire. Vient la Lib;ration. Fou de joie il se pr;cipite dehors, court dans les rues...et il parle ; n’importe qui avec son superbe accent. Tout de suite quelqu’un a cri; : un Allemand d;guis;, c’est s;rement un Allemand d;guis;, un de la gestapo. On ram;ne imm;diatement un jeune cr;tin la p;toire au bras et le b;ret sur l’oreille qui le colle au mur, et il y aurait ;t; fusill; si un passant ne l’avait reconnu et ne s’;tait interpos;.
;Apr;s ce r;cit, on est tous all;s se coucher, et j’ai eu tout le loisir de r;ver ; ma belle cousine que, malheureusement pour moi et certainement, heureusement pour elle, je n’ai plus jamais revue.
;Le lendemain, je suis reparti avec l’argent soigneusement cousu dans ma veste. Travail de fourreur, impeccable couture, surtout n’enl;ve ta veste sous aucun pr;texte et ne parle ; personne dans le train. Comme il faisait tr;s chaud, j’ai transpir; dur, ce n’;tait pas ce qu’il y avait de meilleur pour la discr;tion, les autres voyageurs, qui avaient tous tomb; la veste, se demandaient si j’;tais malade ou cingl;. Mais il y avait plus comique encore, ;tant donn;es les circonstances : tr;s g;n;reusement, le cousin ; mon d;part m’avait fait un tr;s beau cadeau, puisqu’il m’avait offert une canadienne que je n’ai pas l;ch;e de tout le voyage, m;me lorsque je devais aller aux toilettes.
;Donc, j’avais une canadienne et un ami, Albert, qui ;tait all; en Yougoslavie voir s’il y avait l;-bas des bases am;ricaines. Il tenait absolument ; rapporter ; sa cellule ce qu’il avait pu observer en Yougoslavie. Les jeunes communistes, eux, n’avaient rien ; faire de son t;moignage, eux savaient parfaitement ce qu’il en ;tait puisque Staline l’avait dit.
;Cela rappelle l’histoire rapport;e par Brecht dans sa Vie de Galil;e.  Galil;e n’aurait pu montrer ; Cosimo, grand duc de Florence, les satellites de Jupiter qu’il avait ;t; le premier homme ; observer gr;ce ; sa lunette. Un philosophe aristot;licien pr;sent aurait d;montr; par la seule puissance de son verbe qu’il ;tait inutile que Sa Grandeur fl;chisse sa gracieuse ;chine et s'use la prunelle devant l’oculaire du t;lescope. Il n’y avait, en effet, rien ; observer, les anciens l'avaient d;montr;. Cosimo aurait estim; ce conseil judicieusement fond; et serait reparti comme il ;tait venu, ignorant la splendeur du monde nouveau d;couvert par Galil;e.
;De m;me, en sens inverse toutefois, il ;tait inutile de faire le voyage de Yougoslavie pour v;rifier la pr;sence de bases am;ricaines puisqu’elles y ;taient, le G;orgien dixit.
;Albert ;tait na;f de penser que des camarades de sa cellule pourraient l’;couter, mais il ;tait prudent. Il m’avait demand; de lui servir de garde du corps, j’;tais alors ceinture marron de judo. Je ne pouvais pas lui expliquer que je n’aurai ;t; bon qu’; me faire rosser tout comme lui ;tait menac; de l’;tre, qu’il valait mieux renoncer, que ;a ne servirait ; rien et surtout, que je mourrai de trouille. Mais j’avais le sentiment confus que la r;putation du judo me donnait une image, un aura gr;ce auquel j’existais encore ; ses yeux, parce qu’ailleurs, j’avais presque tout perdu. Il faisait de brillantes ;tudes, j’;tais devenu maroquinier et pr;tendais acqu;rir des connaissances en autodidacte … mais il en avait rapidement constat; l’impr;cision et la pauvret;. J’ai donc accept; de l’accompagner, pour pr;server mon image.
;Cela m’a fait un curieux effet de retourner au coll;ge, de monter les marches menant ; l’;tage, de nuit, pour une r;union politique et pas de jour pour un cours de fran;ais donn; par Raton ; moins que ce ne soit une s;ance d’atelier bois ou m;tal, o; j’;tais si d;sesp;r;ment mauvais.
;Comme il faisait d;j; un peu froid et ;galement pour impressionner, j’avais d;cid; de mettre la canadienne du cousin.
;Je suis petit, trapu, la canadienne ne m’arrangeait pas la silhouette contrairement ; ce que je croyais. Je ne l’ai compris qu’en voyant arriver Albert lequel ;tait plus petit que moi, plus trapu encore et, surprise immense, lui aussi v;tu d’une canadienne marron, toute neuve, s;ur jumelle de la mienne. Malgr; notre ;nervement, ;a nous a bien fait rire.
;On devait ressembler ; des trafiquants du march; noir ou ; des gangsters comme on les repr;sentait alors dans les films fran;ais. On est entr; dans la salle de classe.
;Les jeunes communistes ;taient d;j; install;s, chacun derri;re un pupitre. Ils ;taient une bonne vingtaine, costauds, en pleine forme, travailleurs manuels pour la plupart, aux poings gros comme deux fois le mien. Nos canadiennes ne les ont pas amus;s du tout.
;Je n’;tais pas pr;vu au programme, qu’importe on me fait un accueil chaleureux et sympathique: pas un mot, vingt paires d’yeux me suivent et me voient monter sur l’estrade et m’asseoir en retrait d’Albert. Je suis s;r qu’ils me prennent pour un agent am;ricain charg; de veiller sur le jeune tra;tre. Et puis ce semblant d’uniforme ;tait de l’effet le plus f;cheux.
;A l’invitation s;che mais rigoureuse du secr;taire de cellule, Albert commence ; parler. Je n’entend pas un mot de ce qu’il raconte, car je passe mon temps ; singer ce que serait l’attitude de Humphrey Bogart dans ces circonstances, en m;tinant d’un peu de japoniaiserie, judo oblige.
;Avec un air que j’esp;re froid, calme et impitoyable, je les passe en revue du regard, un par un,  apr;s avoir longuement examin; en expert la porte, les fen;tres et le mobilier de la salle. Je suis persuad; que mon air calme et glac; les impressionne. Je dois ;galement montrer ; Albert qu’il a un vrai pro de la castagne ; ses c;t;s. Apr;s un temps qui m’a paru excessivement long, Albert se tait dans un silence que je dois bien qualifier de caveau plut;t que de cath;drale.
;Le jeune secr;taire de cellule demande s’il y a des questions. Il n’y en a rigoureusement aucune. Le type silencieux qui s’est install; depuis le d;but au fond de la classe et qui est moins jeune que les autres l;ve son nez, plume en l’air, pr;t ; noter un nom. Personne n’a la moindre question. Que pensent-ils? Rien sans doute. Ils doivent attendre que nous partions, c’est tout. On a d; les instruire avant notre arriv;e : Silence, on ne r;pond pas aux provocations verbales, on ne manifeste pas.
;Le secr;taire remercie s;chement Albert et nous quittons la salle, moi prot;geant ses arri;res, c’est toujours ce moment qui est le plus propice ; une attaque sournoise. Une fois dehors, nous poussons un grand ouf, sans moi, Albert ;tait ross;.
;S’ils s’en souviennent, les gars doivent en rire encore. Pas Albert, qui a pu d;couvrir dans « La voix du peuple », le quotidien communiste local, que juste apr;s son d;part, ses camarades l’avaient exclus de la cellule et donc des Jeunesses communistes.
;Il y ;tait trait; suivant l’usage du temps, de vip;re sans doute lubrique, de laquais de l’imp;rialisme et de supp;t du capitalisme, et ;a c’;tait sans doute pour les canadiennes.


                ; Le Bon Coin
 
;Si on quitte la place Grand Cl;ment par la route de Cr;mieu, en direction de l’est en somme, on arrive rapidement ; un quartier appel; le Bon Coin.
;Ce quartier, pour moi, s’est r;duit aux quelques maisons situ;es autour du carrefour de la route de Cr;mieu et de la petite rue Emile Decorps.
;Nous nous y sommes install;s apr;s le retour de d;portation de mon p;re, en 1945.
;Au Bon Coin, se trouvaient deux usines importantes, Delle, et les Grands Moulins de Strasbourg. Moi, ce que je voyais du quartier, c’;tait les deux caf;s, le marchand de cycle, l’artisan qui montait et vendait des radios et des ;lectrophones, et un petit restaurant.
;La fille du marchand de cycle me regardait d’un air particulier lorsque j’entrais dans le magasin de son p;re pour acheter des rustines ou des c;bles de frein. Pour elle, j’;tais certainement un personnage incompr;hensible. Judoka, lisant toujours un bouquin que j’avais sous le bras, mais maroquinier comme mon p;re. Elle manifestait avec discr;tion qu’elle m’avait remarqu;. Elle ;tait assez charmante et je la fuyais comme je pouvais. Je tremblais ; l’id;e de me trouver en situation d’avoir ; l’inviter ; quoi que ce soit, cin;ma, piscine ou danse.  Je ne dansais pas mieux que je ne nageais et je ne voulais pas apprendre. Il ne m’;tait jamais venu ; l’esprit que ce pouvait ;tre un plaisir que de danser. Je n’y voyais qu’un moyen hypocrite d’approcher les filles. Abstraitement, c’est ; dire sans penser ; quelqu’un de particulier, j’en crevais d’envie comme les autres. Mais je ne voulais pas que ce soit dit, il n’;tait pas question de faire le moindre geste qui manifeste que j’;tais int;ress;. Les choses devaient venir naturellement, et il m’a fallu presque une vie pour d;couvrir que, justement, rien ne marche comme ;a. Pourquoi n’ai-je pas aim;  la fille du marchand de cycles, jolie et gentille jeune fille blonde, pourquoi ne suis-je jamais sorti avec elle ?
;Le caf; que nous fr;quentions en g;n;ral, c’;tait chez Arthur. De temps ; autres, mon p;re allait chez le concurrent qui avait une piste de boules lyonnaises. Il ;tait le plus maladroit des boulistes du quartier, mais il s’en fichait, ce qui comptait, c’;tait, entre hommes, de payer sa tourn;e, de boire un coup de beaujolais et de se raconter des histoires de fesses en se vantant un peu ou en se moquant des autres.
; Mais notre caf;, le vrai, c’;tait chez Arthur. Arthur T. ;tait italien d’origine, un costaud de quatre vingt kilos, un peu emp;t; par l’;ge, mais capable encore de larguer n’importe qui ; v;lo sur le plat, car il avait ;t; coureur cycliste, amateur ou pro, je ne sais pas.
;Sa femme ;tait la beaut; t;n;breuse du quartier. T;n;breuse car elle avait des cheveux de jais mis en valeur par son teint p;le. Elle gardait la finesse de taille d’une jeune fille. Les hommes l’admiraient beaucoup mais n’osaient trop l’approcher car elle ;tait naturellement distante et savait remettre en place vivement et avec humour mains et paroles lorsqu’elles tentaient de s’;garer. De toute fa;on, on savait l’Arthur plut;t chatouilleux, comme tout bon italien, d;s qu’on ;voquait sa femme.
;Elle ;tait couturi;re. Un jour, mon p;re a rapport; ; la maison un costume qu’il avait re;u comme paiement en nature pour des sacs ; mains qu’il avait livr;. Ce n’;tait pas la premi;re fois qu’il se faisait entuber de cette fa;on, mais d’habitude, il ramenait quelque chose qui pouvait servir, ce n’;tait pas le cas ce coup-ci. Ce costume avait d; faire un sacr; chemin avant d’atterrir chez nous. Il ;tait des plus bizarre, les ;tiquettes ;taient ;crites en anglais et mon fr;re nous dit qu’il venait des ;tats Unis ce qui nous imposa un certain respect. Mais je me demande encore ; quoi pouvait ressembler le type pour qui il avait ;t; coup;. Long et maigre, avec un entre jambe tr;s haut. De plus, le tissus ;tait d’une couleur impossible: il ;tait tout blanc, d’un blanc cr;me, on ne voyait ;a qu’au cin;ma, dans les films am;ricains.
;Trop gros mon p;re ne pouvait entrer dedans, mon fr;re a d;clar; qu’il ne fallait pas le prendre pour un clown, j’en ai donc h;rit;.
La veste ne m’allait pas du tout, mais il suffisait de raccourcir les manches et de d;placer les boutons, cela faisait un peu manteau de demi saison et m’arrivait aux genoux mais ce n’;tait pas pire que ce que j’avais eu ; me mettre jusque l;. Mais le pantalon! Ses jambes ;taient immens;ment longues, la ceinture tr;s basse, la taille trop grande de deux num;ros, j’avais seize ans!. J’avais tent; de r;sister et jur; que je ne rentrerai pas dans ce machin blanc aussi ma m;re a-t-elle propos; de le teindre. De la lessiveuse est sortie apr;s plusieurs heures une loque marbr;e de taches marrons, c’;tait la chose que j’ai d; enfiler apr;s s;chage. La vision a d; ;tre suffisamment monstrueuse pour que mon p;re qui cherchait ; sauver son honneur de commer;ant avis;, propose que l’on demande ; la femme d’Arthur de proc;der aux quelques minuscules retouches qui me transformeraient en vedette de cin;ma, en l’Eddie Constantine du Bon Coin pour le moins.
;Dans la cuisine du caf;, la femme d’Arthur prit donc mes mesures. Passant sa main dans mon entrejambes, impassible, elle me demanda si elle me faisait de l’effet. J’ai bien failli m’;vanouir.
;Les T. avaient une fille et un gar;on de mon ;ge, Michel. La fille, belle elle aussi, ;tait plus ;g;e que moi. De toute fa;on, je ne sais pas si elle avait jamais remarqu; mon existence, hi;ratique et silencieuse, elle planait au-dessus de tous, un sourire teint; d’ironie aux l;vres.
;J’;tais devenu un copain de Michel.
;Plus exactement, avant de retrouver Albert, j’avais commenc; ; sortir avec lui. Nous n’avions en commun qu’un grand amour pour les westerns et nous allions donc souvent au cin;ma ensemble.
;Le gar;on avait vite compris que je ne saurai en aucune fa;on l’aider ; draguer, j’;tais trop nul ; ce jeu l;. Or c’;tait bien la seule activit; qui l’int;ressait. Nos sorties ;taient donc limit;es en nombre d’un commun accord, puisque de mon c;t;, je ne trouvais pas grand chose ; lui dire. Il ;tait finalement trop normal pour moi, gentil gar;on cherchant ; ;tre heureux dans la vie un point c’est tout. C’;tait l; une id;e que j’;tais incapable d’avoir.
;Une des vedettes du caf; ;tait le chien de la maison, Jimmy. Jimmy ;tait petit, avait le poil blanc et ras, et quelques taches marrons sur le dos. Jimmy avait un copain, un copain chien. Tous les matins, vers neuf heures, Jimmy s’asseyait sur une des trois marches du petit escalier menant ; la cuisine. La cuisine donnait sur une ;troite rue lat;rale tr;s tranquille, perpendiculaire ; la route de Cr;mieu.
;Peu de temps apr;s, arrivait son copain, un chien inconnu, tout marron et deux fois gros comme lui. Ils s’en allaient alors tous les deux par la ruelle, et Jimmy ne rentrait crev; et affam; que vers le soir, son copain ; ses c;t;s qui poursuivait son chemin vers une destination myst;rieuse. On n’a jamais pu savoir d’o; il venait.
;Du caf;, o; je m’installais de temps ; autres, un livre ; la main, je pouvais observer le passage des enterrements. C’est que le cimeti;re de Cusset n’;tait pas bien loin, et que les cort;ges d’alors, ; pied, empruntaient tous la route de Cr;mieu.
;Tous les enterrements se ressemblaient. A l’aller, tout devant, marche la famille qui manifeste son chagrin dans le silence et la dignit;. Suivent les amis proches qui ne parlent pas beaucoup mais un peu tout de m;me, regardent leurs pieds ou jettent des coups d’;il alentour pour noter qui est l;. Apr;s, viennent les voisins, les copains de travail qui discutent librement En queue de cort;ge, marchent les marrants, ceux qui se racontent des blagues et rigolent en douce. Au retour, il fait bien soif et si le chagrin est toujours en t;te, d;s le milieu du cort;ge on ne voit que des rigolos dont le visage congestionn; se remarque d’autant que tout le monde est en noir. C’est qu’ils s’arr;tent ; chaque troquet pour entrer boire le beaujolais du patron ; la sant; du d;funt ; qui ;a ne peut pas faire de mal, au contraire. Place Grand Cl;ment, ils ne tiennent plus debout et sont bons pour la sieste.
;Mon p;re avait un ami alg;rien qui travaillait aux grands moulins. Il parlait un fran;ais ;pouvantable, ce n’est pas ;a qui nous d;rangeait, on avait l’habitude. Parfois, il avait ; vendre de la farine, on lui en prenait toujours un kilo. Un jour il dit ; mon p;re qui ;tait accoud; au bar chez Arthur : aujordi, ti paie un verre. Mon p;re dit d’accord. Ils trinquent, puis mon p;re qui doit partir met la main ; sa poche. Son ami alg;rien se f;che, se frappe la poitrine avec force et affirme: ti paie un verre.
             

;Rue Emile Decorps


;C’est l; que nous avons v;cu de 1946 ; 1951. La rue, perpendiculaire ; la route de Cr;mieu, ;tait ;troite ; son d;but. Sur le c;t; des num;ros pairs, ; droite donc, on trouvait d’abord une petite maison habit;e par un couple de retrait;s, les Merlin. Ils avaient deux traits remarquables.
;Dans leur jardin on pouvait admirer un tout mignon tamaris, l’arbre pr;f;r; de ma m;re apr;s le mimosa et dont on se demandait comment il faisait pour pousser l;.
;Ensuite, Monsieur Merlin, un petit homme moustachu, avait fait partie avant la guerre du club des cent kilos et il en faisait un grand sujet de fiert;. Il est vrai qu’on aimait alors les gens de poids, c’;tait un signe de force et de s;rieux chez les hommes. On aimait aussi qu’une femme soit « forte ». Je me souviens d’un homme qui disait avec orgueil en parlant de sa femme: « quand elle s’assoit sur le lit, y craque ».
;Monsieur Merlin nous montrait souvent les photos de cet heureux temps qui ;tait ;galement celui de son ;ge m;r. A la surprise de tout le monde, la mienne comprise, sur les photos de groupe, je le reconnaissais instantan;ment m;me lorsqu’il posait parmi les membres, tous ;galement moustachus, de son club.
;Au num;ro quatre de la rue, il y avait une ferme assez grande, et on y semait et r;coltait comme si l’on avait ;t; en pleine campagne. On voyait souvent depuis les fen;tres d’en face, soit depuis chez nous, un vieux monsieur qui marchait tout courb; et s’arr;tait tous les deux pas, arrachait un brin d’herbe, de bl; ou d’orge, qu’est-ce que j’en savais, et semblait toujours s’inqui;ter et hocher la t;te en poursuivant son chemin.
;En face de la ferme, au num;ro trois, c’;tait chez nous.
;La petite maison avait un ;tage et quatre pi;ces mansard;es au dessus , c’est ce qui avait int;ress; mon p;re.
;Elle ;tait plant;e sur un terrain rectangulaire, tout en longueur, plac; perpendiculairement ; la rue. Sur trois c;t;s, le terrain ;tait entour; d’un mur de deux m;tres de haut.
;Le long de la rue, courait un muret surmont; d’une grille en parfait ;tat. Sur le c;t;, un portail de fer haut de deux m;tres donnait acc;s au garage. Entre la grille et la maison, une sorte de petite cour parsem;e de graviers, d’o; jaillissaient, petits mais trapus, deux platanes en boules.
;Sur le c;t; gauche de la maison, un petit passage menait au jardin que j’ai toujours trouv; d;mesur;ment long. Il ;tait rigoureusement rectangulaire et pr;sentait une caract;ristique originale. C’est qu’il s’enfon;ait comme un coin rectangulaire, ;a doit faire mal, dans l’immense terrain de l’usine Delle situ;e sur notre arri;re, mais dont l’entr;e majestueuse s’ouvrait route de Cr;mieu.
;Quand on arrivait depuis la rue dans notre maison, on pouvait, si on ouvrait les deux battants du portail de la grille, acc;der directement au garage, et de l;, descendre dans la cave.
;Cette maison, ;tait une cons;cration pour mon p;re, un immense sujet de fiert; et il aimait par dessus tout la faire visiter. Elle avait un garage, on n’a jamais eu de voiture et d’ailleurs, il ne savait pas conduire, une cave, ;a pouvait ;tre utile sauf pour le vin, car on n’en buvait pas, et une mansarde. Mais, comme on va le voir, l’organe cr;e la fonction et tout ;a finira par servir.
;Au rez-de-chauss;e, on avait un bureau, une salle ; manger et la cuisine, ; l’;tage, trois chambres et une salle de bains avec, surprise, une baignoire et un chauffe eau en ;tat de marche. Quel luxe, jamais de notre vie on avait eu ;a. Au deuxi;me ;tage, il y avait quatre petites pi;ces mansard;es. Elles convenaient admirablement ; mon p;re qui avait son plan.
;Voici comment nous ;tions arriv;s l;.
 
Souffrances du p;re

;En pleine guerre, mon p;re qui gagnait de l’argent avec ses sacs ; main avait eu une liaison avec une jeune femme pour qui il nous avait un peu abandonn;s mais pas compl;tement, on va le voir.
;Nous habitions encore le cours Tolsto;, et je me souviens que ma m;re pleurait souvent, que je ne voyais plus mon p;re que rarement. Un jour pourtant, il est revenu. Il y a eu une sc;ne ;pouvantable avec ma m;re, elle pleurait beaucoup et lui gueulait des grossi;ret;s en yiddish, que je comprenais un peu et en polonais, que je ne comprenais pas du tout. Apr;s quoi il est descendu avec un sac ; main neuf, un des derniers de sa fabrication qu’il ;tait venu chercher. Tout ce qu’il voulait, c’;tait le sac ; main et une bo;te en carton pour l’y d;poser, envelopp; de papier de soie.
;Dans mon souvenir, il portait un chapeau marron l;g;rement inclin; sur l’;il droit, et il est parti la bo;te sous le bras. J’ai regard; par la fen;tre et l’ai vu s’;loigner en direction de l’arr;t du tram. Il s’est retourn; et m’a fait, nous a fait peut-;tre, car ma m;re ;tait ; mes c;t;s, un signe de la main, et je ne l’ai plus revu pendant plus de deux ans.
;Ce qui lui est arriv; est difficile ; savoir, puisque j’ai pu v;rifier qu’il y avait au moins deux versions diff;rentes qu’il faisait circuler. Je connais celle destin;e ; mon fr;re et celle qu’il m’a servie. Elles ont le m;rite de commencer et de se terminer de la m;me fa;on.
;Il ;tait parti pour Nice avec sa ma;tresse et il a d; se retrouver rapidement ; poil et tout seul. Je suppose qu’elle ;tait int;ress;e, mais j’ai peut-;tre tort. Et si ;a avait ;t; le grand amour, en pleine guerre, quel romantisme! Mais ;a ne se serait pas termin; aussi vite, bon apr;s tout, qui sait. Disons que moi, je ne sais pas. Voil; ce qui s’est peut-;tre pass; ensuite.
;Dans la version h;ro;que, il aurait ;t; convoqu; par la Milice ; Nice, qui lui aurait signifi; que ses activit;s de fabriquant de faux papiers destin;s aux malheureux juifs ou ;trangers en errance ;taient maintenant bien ;tablies. On lui proposait donc de s’engager comme travailleur libre en Allemagne sinon on l’arr;terait et le d;porterait. Que la Milice tienne ; sauver la vie d’un juif est assez ;trange mais passons. Devant cette mise en demeure qui ne lui laisse aucun choix, mon p;re s’engage et se retrouve en Allemagne, peut-;tre ; Leipzig. Un attentat a lieu, o;, on ne sait pas, et on arr;te un paquet d’otages. Il est du nombre. On le jette dans une cellule pour condamn;s ; mort et il entend comme on fusille toutes les heures ou toutes les nuits. Les portes qui claquent se rapprochent de lui. On en arrive ; la cellule voisine, il entend les cris des otages qu’on emm;ne au supplice.
;Il est sauv; in extremis par un terrible bombardement alli;, ; cause duquel, peut-;tre, il n’y a plus un mur debout dans la ville. On ne peut donc plus le fusiller, on sait comment sont les Allemands. Si l’ordre est de fusiller contre un mur, il faut qu’il y en ait encore un debout, sinon on ne peut pas le faire.
;On l’envoie alors ; Auschwitz. ; voir la t;te qu’il faisait ; son retour d’Allemagne, au num;ro qu’on lui a tatou; au bras, ; l’entendre hurler toutes les nuits dans ses cauchemars apr;s son retour, il ne fait aucun doute qu’il y soit vraiment all; et y ait souffert un enfer comme les autres d;port;s.
;La version que je juge plus r;aliste est la suivante. Apr;s le d;part de la charmante jeune femme d;j; mentionn;e plus haut, et afin d’;chapper tant ; ses cr;anciers qu’; un retour humiliant ; Villeurbanne ou l’attendait ma m;re anim;e des sentiments que l’on devine, il d;cide de s’engager comme travailleur libre en Allemagne. Et en effet, quelques mois apr;s son d;part de la maison dans les circonstances que j’ai dites, nous avons commenc; ; recevoir, ; ma grande confusion, des lettres d’Allemagne contenant de l’argent car en d;pit de tout ce que je peux dire de mon p;re, il ne nous oubliait pas.
;Il aurait vite r;alis; qu’il y avait en Allemagne, des possibilit;s extraordinaires de gagner rapidement beaucoup d’argent pour peu que l’on soit habile, malin, prudent et discret. Habile de ses mains, il l’;tait et malin, certainement. H;las, il lui manquait la prudence et la discr;tion. Il se serait lanc; dans des petits trafics dont je ne peux imaginer qu’ils aient jamais eu la moindre envergure. Il devait sans doute bavarder ; tort et ; travers, et surtout se vanter. Il aurait ;t; arr;t; par la police allemande lors d’une rafle. Un des policiers qui examinait les papiers des consommateurs d’une brasserie o; il trafiquait on ne sait quoi se serait exclam;: « K… ist da », ce qui aurait provoqu; la joie du commissaire Meisel. Mon p;re, qui m’a livr; cette version de son histoire n’a jamais oubli; ce nom et moi, inexplicablement, je l’ai retenu.
;Apr;s cela, il aurait ;t; jet; en prison et les policiers allemands qui ne sont pas plus b;tes que d’autres, avaient vite d;couvert qu’il ;tait juif. Il aurait alors pass; plusieurs nuits dans une cellule de condamn; ; mort, la lumi;re allum;e en permanence au dessus de lui. Il ne savait pas ce qu’on lui r;servait apr;s les interrogatoires du fameux commissaire. Pour finir, les Allemands d;cid;rent de l’envoyer crever ; Auschwitz, puisque suivant les ordres de Himmler, personne ne devait jamais sortir vivant d’un camp.
;En 1945, apr;s avoir surv;cu au terrible transfert d’Auschwitz ; Dachau, il avait ;chapp; ; une tuerie ; Mittenwald, et avait ;t; recueilli par une unit; de l’arm;e am;ricaine.;
Tous les jours, ce printemps 1945, on allait dans un petit centre situ; quelque part ; la limite de Lyon et Villeurbanne car c’est l; qu’arrivaient les d;port;s. Les familles avaient expos; sur des panneaux des photos des disparus esp;rant des nouvelles par les survivants. La t;te des survivants en disait long sur ce qu’ils avaient endur;. Mais comment auraient-il pu reconna;tre sur ces photos d’hommes et de femmes encore en bonne sant; et surtout nourris convenablement, les d;port;s ; l’aspect de mort vivant aper;us au camp. Mais on ;tait l; et on demandait si quelqu’un avait entendu parler de celui-ci ou de celle-l;, sans trop d’espoir. Moi, je n’osais rien demander aux d;port;s, ils ;taient si ;tranges et m’inspiraient une immense compassion qui me laissait sans voix, et puis ils ;taient assez assaillis sans moi.
;Vivant ou mort, on n’avait rien r;ussi ; savoir sur mon p;re.
;C’est lui qui a retrouv; ma m;re, dans la rue, alors qu’elle faisait ses courses. Il la cherchait depuis un bon moment dans le quartier. Il lui a dit, Polou, c’est moi et il s’est mis ; pleurer, ma m;re aussi. Elle l’a reconnu ; sa voix basse, ;raill;e, inimitable.
;Quand je l’ai revu, debout ; c;t; de ma m;re, j’ai pens; tout naturellement qu’il ne pouvait s’agir que de quelque membre de la famille, mais lequel? Qui donc ;tait ce tout petit homme au visage dur, maigre ; faire peur, flottant dans des v;tements h;t;roclites, et qui pleurait silencieusement en me regardant  Ce ne pouvait ;tre que mon oncle Mottle, le fr;re de mon p;re, d’ailleurs, il lui ressemblait un peu.
Ce n’;tait pas Mottle, pris dans la rafle du V;l d’hiv avec sa femme, d;port;s tous deux  ; Auschwitz et gaz;s ; leur arriv;e, c’;tait mon propre p;re rendu m;connaissable par les souffrances et les privations.
;Avec une ;nergie incroyable, il s’est remis ; vivre, a retrouv; du travail, il ;tait toujours aussi bon ouvrier et, c’est une de ses grandes qualit;s, ne pouvait rester sans rien faire et surtout pas ; la charge des autres, question d’honneur.
;Mais le logement de la rue Antonin Perrin ne lui allait pas du tout. A peine revenu chez les vivants, il avait retrouv; son ambition inextinguible et d;mesur;e.
;Il avait toujours aim; ;tre bien install;, s’il avait ;t; roi, il aurait fait construire Versailles ou plut;t il en aurait fait un gigantesque atelier de maroquinerie.
;Il a cherch; plus grand, beaucoup plus grand que la rue Antonin Perrin et a fini par trouver ce qui lui convenait.
;Mais dans ce coup l;, il ;tait sorti de ses marques, il ne traitait plus avec un juif de Po;l’n, de Pologne, mais avec un Alsacien, ;a n’;tait plus le m;me milieu, ils ne parlaient pas le m;me yiddish, alors ;a a donn; un curieux r;sultat.
;C’est qu’; l’;poque, pour entrer dans un nouveau logement, il fallait graisser la patte de l’ancien locataire, lui offrir ce qu’on appelait une reprise. Sinon, il d;m;nageait au profit de quelqu’un d’autre. Les propri;taires, quant ; eux, n’avaient pas leur mot ; dire, tout se passait sous leur nez. Ils n’entendaient que le bruissement des billets dont ils ne voyaient pas la couleur. De plus, les loyers ;tant bloqu;s, ils ne pouvaient m;me pas profiter du changement de locataire pour les augmenter.
;L’ancien locataire avec lequel mon p;re traitait ;tait un horloger du Haut Rhin qui s’;tait cach; ; Villeurbanne pendant toute la guerre. Il ne r;vait que de quitter la France de l’int;rieur, comme on disait chez lui, et en particulier le midi moins le quart, comme on disait ici, pour retourner vivre dans sa ch;re Alsace.
;L’horloger avait demand;, pour lui laisser sa maison du Bon Coin, une reprise que mon p;re ;tait incapable de payer, nous n’avions plus rien.
;Ils ont alors cherch; et trouv; un bon arrangement. Un bon arrangement, c’est comme une bonne affaire, il faut que les deux parties soient satisfaites. Ce fut le cas… ou presque.
;L’horloger avait un beau p;re, vieux juif alsacien ;g;, ne parlant que yiddish et peut-;tre alsacien, mais ne sachant pas un mot de fran;ais. Il n’y avait pas de place pour lui l; o; son gendre s’installait et puis les affaires, on sait bien ce que c’est, m;me sa propre fille n’aurait pas le temps de s’occuper de son p;re en rentrant en Alsace o; tant de travail les attendait. L’horloger ou sa femme a eu l’id;e g;niale qu’en guise de reprise on garde le vieux jusqu’; ce qu’ils puissent le rapatrier en Alsace. C’est un vieux monsieur, le climat de Mulhouse est assez rude, il est mieux pour cela au Bon Coin, il s’y est habitu;, il y a le jardin qui est bon pour sa sant;. Dans un an ils s’installeraient ; Colmar, c’est la ville de son enfance, le climat y est sain, car tr;s sec, et lui conviendra parfaitement, ils le feront venir chez eux ; ce moment. Il n’y aurait rien ; d;bourser pour nous, le vieux monsieur s’occupant lui m;me de sa nourriture, on verra pourquoi. Tous les empoisonnements ;ventuels de la situation seraient r;serv;s ; ma m;re, donc pour mon p;re c’;tait une bonne affaire.
;Le vieux ;tait calotin comme pas un. Officiellement, il respectait strictement la casheroute et ne mangeait pour plus de s;ret;, que sa propre cuisine. De la cuisine de ma m;re qui se fichait comme d’une guigne de la cuisine cach;re, il n’acceptait que de boire du th;. Il pouvait y avoir des exceptions lorsqu’il craquait devant un bon plat qu’elle avait pr;par; et qu’on l’avait invit;. Il se jouait alors ; lui-m;me une ridicule com;die qui accr;ditait qu’il ne pouvait pas savoir que la casheroute n'avait pas ;t; respect;e. Apr;s quoi, ma m;re d;couvrait ses couverts enterr;s jusqu’au manche dans le jardin, ; titre de conjuration, et, pourquoi pas, de la vaisselle bris;e.
;Mais mon p;re n’;tait pas m;content du vieux, avec qui j’entretenais un ;tat de guerre latent, parce qu’il savait jouer ; la belote et que mon p;re pouvait le plumer comme il le voulait. C’est que le vieil alsacien jouait ; la couleur et comprenait difficilement les parties ; sans atout ou ; tout atout que mon p;re prisait tant. Le tout atout correspondait parfaitement ; son caract;re: il y brillait de tout ses feux, mettait souvent capot son ou ses partenaires car il bluffait monstrueusement. Mais quand il se plantait, il prenait des culottes m;morables pour nous, jamais pour lui puisqu’il oubliait toujours ses ;checs.
;Bien entendu, ils jouaient ; la belote dans la cuisine. Ma m;re et moi, mon p;re qui avait s;journ; dans les camps n’avait plus de cette sensibilit;, devions alors supporter l’odeur corporelle ;pouvantable du vieux qui ignorait certainement l’usage du savon, allez savoir si celui qu’on ach;te par ici est casher. Ma m;re le soup;onnait de ne se laver que les veilles des Yom Kippour des ann;es bissextiles. Laver est un bien grand mot. Pour un frimme yid, un juif religieux, ce qui compte c’est de suivre le rite du lavage, la propret; n’a rien ; voir ; l’affaire. Le vieux ;tait parcimonieux de nature, quelques gouttes d'eau lui suffisaient.
;On a d; le garder une bonne ann;e avant qu’il ne rejoigne sa famille, avec son vieux chapeau, sa canne et ses superstitions.
 
 
L’atelier de la rue ;mile Decorps
 
Mon p;re avait tout de suite cr;; sa maroquinerie. Au d;but, c’;tait la jubilation permanente, oubli;e la guerre, le camp, les patrons maroquiniers mesquins et avares.
;Au deuxi;me ;tage de la petite maison, il avait  pos; des planches sur des tr;teaux, plac; de hauts tabourets devant, et achet; deux machines ; coudre, des pierres lithographiques usag;es, des jattes ; colle et du petit outillage: marteaux, plioirs, fers ; fileter, couteaux ; parer, pointes, tiers point, sertissoirs, pinces plates et autres. Pour tout cela, il avait d; emprunter, mais le cr;dit n’avait pas ;t; difficile ; trouver pour l’ancien d;port; qui connaissait si bien le m;tier,
Apr;s cela, il lui a fallu trouver du cuir ; cr;dit, mais les peaussiers le connaissaient encore, puis embaucher deux ouvriers, et il a d;marr;.

A la Chap.

Moi pendant ce temps, j’allais au coll;ge moderne de la rue Chaponnay, ; Lyon. J’avais atterri l; sans raison bien claire, et surtout pas r;fl;chie, voici comment.
;Au retour du Pr; Jeantet en septembre 44, j’avais d; chercher un ;tablissement scolaire. Personne ; la maison n’a eu l’id;e de m’aider, d’ailleurs, personne ne connaissait quoi que ce soit ; la question. J’ai le souvenir de m’;tre aventur; tout seul dans cette gal;re. Je ne sais toujours pas pourquoi j'avais essay; tout d’abord le tr;s chic lyc;e du Parc, pr;s du Parc de la T;te d’Or, un des quartiers ;l;gants de Lyon. J’imagine aujourd’hui que j’avais entendu citer le nom du prestigieux lyc;e. J’y ;tais all; comme on va acheter une fl;te de pain, sans ma m;re ou mon fr;re, mon fr;re n’en parlons pas, il ;tait contre, contre les professeurs de tout poil, contre ce qu’il appelait l’;ducation officielle. N’oublions pas non plus, ; sa d;charge, qu’il n’avait qu’une vingtaine d’ann;es.
Ne connaissant pas les lieux, j’;tais entr; dans le lyc;e par une porte de service qui devait avoir la majest; du portail du cours compl;mentaire que j’avais fr;quent; jusque l;. Apr;s avoir err; quelque peu, j’avais frapp; ; une porte et m’;tais trouv; dans un bureau immense, face ; un monsieur aimable qui m’avait ;cout;, un l;ger sourire aux l;vres …et inscrit, comme cela, sans papiers ni rien, il m’avait fait confiance, il est vrai que j’avais d;j; la langue bien pendue.
;Cherchant mon chemin au moment d’en repartir, je suis sorti par la grande entr;e et j’ai alors d;couvert le b;timent dans toute son ampleur, ce qui m’a un peu ;cras;. C’;tait autre chose que le cours compl;mentaire, c’;tait tr;s grand, propre, solennel. En sortant, j’ai crois; des lyc;ens tr;s bien habill;s accompagn;s de m;res ;l;gantes comme je n’en avais jamais vues. Je me suis rendu compte que quelque chose n’allait pas, que ce n’;tait pas un endroit pour moi. Comme pr;texte ; ma fuite, j’ai d;cid; que le lyc;e ;tait trop loin de Villeurbanne, en fait la distance ;tait surtout sociale.
;J’ai donc suivi la voie propos;e par notre cours compl;mentaire qui ;tait un des pourvoyeurs d’;l;ves du m;diocre coll;ge dit cours Chaponnay o; je me suis finalement inscrit. Je me souviens que le principal ;tait surnomm; Jumbo parce qu’il ;tait ob;se, et son adjoint Simplet ; cause de ses oreilles d;coll;es.
;J’ai d;test; la Chap, comme nous l’appelions entre nous, o; j’ai tout rat;. Mais pour ;tre juste, encore qu’on ne refasse pas l’histoire, ;a aurait ;t; s;rement pareil au lyc;e du Parc, les m;mes causes produisant les m;mes effets, car j’;tais l'unique responsable de ma d;route scolaire.
;Je n’avais aucune capacit; ; me discipliner. Je me refusais toujours ; faire mes devoirs ; temps et ; apprendre mes le;ons alors que cela m’aurait ;t; facile. A la maison, personne ne s’int;ressait ; mes ;tudes ; part mon fr;re qui ne cessait de d;biner professeurs et ;tablissements d’enseignement, qualifi;s d’officiels, l’opprobre. Cela me convenait parfaitement de le suivre dans cette voie. Je n’;tudiais donc pas le cours de math de monsieur Wirth, m’acharnant ; ne rien comprendre au « Pour comprendre l’alg;bre » de l’abb; Moreux, que mon fr;re m’avait coll; entre les mains. J’apprenais l’anglais dans l’Assimil de mon fr;re et pas en suivant le cours de madame Audidier, qui, par d;finition, elle ;tait professeur, ne pouvait rien m’apporter d’utile, le reste ;tant ; l’avenant.
;Le fran;ais, c’;tait pour les riches ou les bourgeois, ou ;a n’;tait pas moderne, j’ai oubli; ce que j’en pensais mais cela me permettait de d;laisser compl;tement la mati;re. Et puis le prof de fran;ais avait les cheveux peign;s en arri;re, plaqu;s ; la gomina. Il ne me plaisait pas du tout. Il m’avait coll; ; plusieurs reprises un z;ro point; car il n’arrivait pas ; d;chiffrer les torchons parsem;s de taches d’encre que je lui rendais.
;Je d;testais tous mes petits camarades de classe, le seul que j’appr;ciais sans v;ritablement le conna;tre ;tait Chal;ard, qui ;tait communiste, avait un blouson de cuir et pas de cartable, fait incompr;hensible pour le fils de maroquinier que j’;tais. Il pressait  tout ses devoirs et ses bouquins sous son blouson, je trouvais cela formidable. Mais je ne lui ai jamais parl;. Communiste il ;tait, et je me m;fiais.

Au pr;vent.


;A la fin de l’ann;e scolaire, une visite m;dicale a r;v;l; que j’avais vir; ma cuti ou le contraire, je ne sais plus. La m;decine scolaire m’a donc envoy; dans un pr;ventorium au dessus de Meg;ve, au chalet Saint A.
;Oui, Saint voulait bien dire que l’;tablissement ;tait tenu par des bonnes s;urs. Les choses ont tout de suite mal tourn; entre elles et moi. Avec l’aum;nier cela a ;t; bien pire. J’;tais encore, ; cette ;poque, ;claireur unioniste, ce que j’ai expliqu; quand on a voulu me faire lever le premier dimanche pour aller ; la messe. Effarement des bonnes s;urs ; qui on n’avait certainement jamais fait ce coup l;. Comment, tu ne vas pas ; la messe? Eh non je ne vais pas ; la messe. On me croira si on veut mais je pense que cela aurait ;t; moins grave que je me d;clare isra;lite ou musulman plut;t que protestant. Consternation des bonnes s;urs, t;te de l’aum;nier appel; d’urgence.
;Le pire a ;t; que j’ai voulu cr;er l;-bas une section d’;claireur isol;, puisque le manuel de l’;claireur unioniste qui ne me quittait plus incitait ; le faire. Et des adeptes, j’en ai trouv;. C’est qu’en devenant ;claireur unioniste, on ;chappait ; la confession et qu’on pouvait tra;ner deux heures de plus au lit le dimanche matin.
;Mon ;quipe se montait en d;pit de toutes les pressions, on ne pouvait me laisser faire. L’aum;nier a trouv; la parade, il m’a fait virer du chalet. La sup;rieure/directrice m’a expliqu; sans sourire que j’avais une maturit; qui me pla;ait deux ou trois ans au-dessus de tous mes petits camarades, En cons;quence on m’exp;diait dans un pr;ventorium pour les grands de seize ; trente ans.
;Je me suis trouv;, l;-bas, ;tre de loin le plus petit ; tous les points de vue, et ;a m’a fait du bien. Les grands ont ;t; plut;t gentils avec moi, je devais les faire rigoler. Ils parlaient de femmes, fumaient en douce et jouaient au bridge ; longueur de journ;e.
;C’est l; que j’ai revu mon p;re ; son retour de d;portation, comme je l’ai racont;. Mon temps de pr;ventorium accompli, je suis revenu ; Villeurbanne, j’ai repris le chemin du coll;ge Chaponnay o; j’;tais de plus en plus mauvais ;l;ve.

Petite main
Mon p;re avait dans l’intervalle trouv; la maison de la rue Emile Decorps et ouvert son atelier. Mon fr;re, le pauvre, avait ;t; tout naturellement son premier ouvrier. Je sentais sur moi une forte pression pour abandonner mes ;tudes.
Mes notes scolaires ;taient lamentables, et j’en ;tait le seul v;ritable responsable. A ma d;charge, il faut dire que pour un cancre, j’avais une famille merveilleuse. Personne ; la maison ne s’int;ressait ;  mes r;sultats. Ma m;re ne savait pas tr;s bien ce qu’;tait un carnet scolaire, mon p;re ne demandait qu’une chose, c’;tait que je monte  au second apprendre ; faire des poign;es de sacs ; main, mon fr;re estimait que le syst;me scolaire ;tait une fumisterie et que la meilleure ;cole, c’;tait la vie, les cours du soir et les teach yourself books comme lui-m;me les pratiquait. Ce qui pouvait m’arriver de meilleur, c’;tait bel et bien d’arr;ter mes ;tudes dans un ;tablissement public et de travailler, alors, la maroquinerie, pourquoi pas.
;Mon bulletin mensuel de janvier ou f;vrier 1946 a jou; un r;le d;cisif. Ma moyenne g;n;rale ;tait tomb;e au dessous de six sur vingt. J’ai pris alors tout seul la d;cision de quitter le coll;ge, pr;c;dant de peu, certainement, celle, in;vitable, du Conseil des Professeurs.
;Je suis devenu apprenti maroquinier chez mon p;re, on disait arp;te, et tout compte fait, j’ai vite compris que je n’avais pas gagn; au change. Je vivais aussi mal mon ;tat de petite main, comme on appelle ;galement les arp;tes en maroquinerie, que celui de coll;gien.
;J’ai d;couvert, ; mon immense surprise, que je ne savais rien du m;tier, qu’il fallait non seulement comprendre avec sa t;te, mais encore avec ses mains, qu’il fallait l; aussi apprendre, d’un autre, comme au coll;ge, et cela a fait beaucoup de mal ; ma nuque raide de rebelle. J’ai d; faire des poign;es et encore des poign;es de sacs ; main. J’ai fait des coulants en veux-tu en voil;, je pr;parais la colle d’os, j’allumais le feu les matins d’hiver mais jamais assez t;t car je montais ; l’atelier au dernier moment et les ouvriers et moi m;me nous nous caillions pendant une heure ; cause de ma flemme.
;Et puis il fallait ;couter les autres qui, tous, savaient tout mieux que moi, et cela ;tait insupportablement vrai. Partout o; j’allais dans l’atelier, il y avait quelqu’un avec qui il fallait vivre, qui me donnait des le;ons, ; moi, et souvent ;a m’;tait difficile ; accepter car j’avais ;galement pris l’habitude d’;tre seul. J’;tais d’une  susceptibilit; injustifiable, n’acceptant aucune critique, me battant avec acharnement pour d;fendre mes maladresses ou incompr;hensions, m;me les plus absurdement ;videntes. Je prenais tout conseil, toute remarque sur mon travail comme une attaque personnelle niant mon existence m;me. J’;tais int;rieurement tendu ; l’extr;me, au travail, je n’avais aucun ami, personne avec qui parler.
;Dans l’atelier, il y avait pourtant beaucoup de monde car mon p;re ;tait heureux de rendre service. Il suffisait de venir g;mir que l’on ;tait sans travail, et pr;tendre que l’on savait quel merveilleux maroquinier il ;tait, pour ;tre embauch; sur le champ. Je me souviens qu’un temps il avait trois ou quatre arp;tes qui ne savaient rien faire de leurs dix doigts et qui se moquaient de lui. Ils ne gagnaient pas grand chose mais en ;change de rien ;a n’;tait pas si mal et leurs m;res ;taient heureuses car elles les imaginaient apprenant un m;tier. Mon p;re ;tait fier d’;tre un des bienfaiteurs du quartier, ;a contribuait ; le rendre populaire, mais c’;tait ;videmment tr;s f;cheux pour ses affaires d’entretenir autant d’incapables.
;Il a eu pourtant quelques bons ouvriers, connaissant le m;tier je pense ; Joseph un fils de r;publicain espagnol qui avait d;j; travaill; avec lui cours Tolsto;. ; B. qui, lui, est vite parti cr;er sa propre maroquinerie. Il y avait aussi des femmes, deux piqueuses, dont l’une a ;t; mon initiatrice en amour.
;Je ne comprendrai jamais pourquoi elle a pu s’int;resser ; moi qui ;tait si agressif envers les femmes, si pr;tentieux. Mais elle a bien voulu de moi. Le souvenir que j’ai conserv; de l’;v;nement est extr;mement triste. Je lui en ai terriblement voulu d’une relation insatisfaisante, trop rapide, de ma part sans amour ni int;r;t pour elle, en dehors de son myst;rieux triangle brun.
;Je pense ;tre alors devenu un  ;tre des plus bizarre. Certes, de jour, j’;tais maroquinier mais le soir, j’;tudiais, tout seul. De la sorte, je m’estimais ; l’abri en mon for int;rieur de toute attaque contre une certaine supr;matie que je m’imaginais avoir sur le monde entier, ; l’exception, pour combien de temps encore, de mon fr;re. Celui qui, ; l’atelier,  me donnait un conseil pour remborder une poche, ;tait ;videmment nul dans les domaines que je pr;tendais ;tudier. Que savait-il des math;matiques, de l’;conomie politique, parlait-il anglais? non, n’est-ce pas, alors, qu’il se taise! Arme supr;me, que je pouvais d;gainer ; tout moment, il y avait le judo o; ma rage int;rieure faisait de moi un combattant brutal et agressif en d;pit de ma petite taille. Sur ce chapitre, et en ces d;buts de ce sport ; Lyon, je faisais encore partie des bons combattants. Pour en finir avec la maroquinerie, je dirai encore que mon p;re, je ne sais trop pourquoi a d;cid; un jour qu’il valait mieux me sp;cialiser en petite maroquinerie, c’est ; dire dans les portefeuilles, les porte-monnaie et les ;tuis ; cigarettes. Les sacs ; main ne seraient pas pour moi. Je manierai ; longueur de journ;e le plioir et la colle de p;te. ;a tombait bien, j’aimais remborder et en particulier faire les arrondis dans les coins des portefeuilles. J’aimais les couleurs du box et son odeur, le reptile ne m’inspirait rien. Mon fr;re m’ayant appris ; piquer ; la machine, je pouvais faire un portefeuille de a ; z ce qui ne m’arrangeait pas le caract;re.
;Ma m;re a eu le bonheur de retrouver un neveu de Pologne qui avait surv;cu aux camps. Il s’appelait Lutek, avait ;t; avocat avant la d;portation. Il ressemblait ; un officier polonais. Moustache fine, tr;s droit, ;l;gance de geste. Il avait fait son droit ; Varsovie o; il ne voulait pas retourner, pas fou, bien qu’il y ait ;t; avocat et aurait peut-;tre pu reprendre sa profession. Entre l’antis;mitisme populaire et celui du r;gime communiste, il savait trop bien ce qui l’attendait.
;Il avait ;pous; Bella, elle aussi rescap;e d’un camp. Je n’;tais pas tendre tant dans mes jugements sur les femmes que dans mon comportement avec elles. Chez Bella, je ne voyais que mani;risme et embonpoint. Rien en elle ne trouvait gr;ce ; mes yeux. Elle posait devant les rosiers du jardin quand on prenait des photos, faisant des mines de jeune fille sage et timide. Elle essayait de ressembler aux amoureuses des cartes postales fleuries et je la trouvais ridicule. Elle avait certainement besoin d’oublier beaucoup de choses dont je n’avais pas la plus petite id;e. Un soir, elle a racont; ceci.
;A la fin de 1939, dans son village, en Pologne sont arriv;s les Allemands d’un einsatzgruppe. Ce sont les unit;s cr;;es par les nazis pour exterminer, en Europe de l’Est, les juifs, les tziganes, les communistes et les gens ayant une formation.
;On l’a emmen;e avec sa famille et d’autres devant un mur ou dans un champ pour les fusiller. La m;re de Bella lui a dit: jette toi aux pieds de l’officier et dis lui: ” j’ai seize ans, laissez moi vivre”. Bella litt;ralement pouss;e par sa m;re est tomb;e ; genoux devant l’officier et lui a r;p;t; en yiddish ou peut-;tre ;tait-ce en allemand, ce que sa m;re venait de lui dire. Pour des raisons inconnues, l’officier apr;s avoir h;sit; quelques secondes lui a fait signe de filer.
;Quand je me suis sauv;e, nous raconta Bella les larmes aux yeux et la gorge ;trangl;e, je n’ai pas eu un seul regard pour ma m;re, je courais devant moi, comme une folle. Ce n’est qu’en entendant les coups de feu en rafale que j’ai repens; ; elle ; qui je devais la vie une seconde fois.
;Ils sont rest;s avec nous quelques mois. Lutek a vite compris qu’il n’;tait pas fait pour ;tre maroquinier. Ils ont ;migr; en Australie et moi je n’ai plus jamais rien su d’eux sinon que lui serait mort quelques ann;es apr;s. Il avait r;ussi ; ouvrir et faire marcher un bar dans un quartier populaire de Sydney.

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;      ; Dans la cave du 3 rue ;mile Decorps


;J’ai signal; que la maison ;tait flanqu;e d’un garage permettant un acc;s discret ; notre cave. Avec une voiture, on pouvait rentrer dans le garage, en fermer les portes et de l;, directement, sans mettre un pied dans la maison, descendre ; la cave.
;La cr;ation imminente de l’Etat d’Isra;l et la guerre qui a suivi a amen; les Isra;liens ; se battre avec ce qu’ils pouvaient trouver d’armes sur le march;, pour r;sister aux assauts des ;tats arabes voisins. Il fallait acheter des fusils o; c’;tait possible, les stocker, les remettre en ;tat, les emballer et les r;exp;dier vers Isra;l par des voies secr;tes.
;Mon p;re, je n’ai jamais su pourquoi ni comment, a ;t; approch; par un groupement myst;rieux. Il n’;tait pas sioniste, il ne mettait pas un pied ; la synagogue, mais il ;tait souvent place des Terreaux, o; il y avait des caf;s que fr;quentaient les maroquiniers juifs de Lyon. Il parlait facilement et aimait faire part de sa r;ussite. J’imagine qu’il a d; d;crire notre petite maison comme s’il s’agissait du fort de Vincennes, information qui a fini par arriver ; quelqu’un d’int;ress;.
;Une nuit, sans que le p;re n’en ait rien dit, on a vu arriver un grand blond au nez cass; et ; la gueule pas commode, l’Isra;lien, et deux juifs fran;ais qui ne parlaient pas yiddish et dont l’un rigolait et l’autre pas. Ils ont visit; la maison de la cave au grenier. Ensuite, ils m’ont expliqu; ce que j’allais devoir faire car mon p;re leur avait pr;t; le garage, la cave et moi avec. Mon fr;re, le veinard, avait d;j; quitt; Villeurbanne pour Paris, il avait d;cid; d’abandonner d;finitivement la maroquinerie, bien lui en avait pris.
;Quelques jours plus tard, le trio est arriv; de nuit ; bord d’une camionnette et s’est enfil; droit dans le garage. On a verrouill; c;r;monieusement la porte de la maison puis les trois m’ont fait la recommandation tr;s stricte d’avoir ; la boucler. Ils ont extrait avec beaucoup de peine quelques caisses longues et abominablement lourdes. On les a descendues dans la cave en soufflant et ahanant, par l’escalier chichement ;clair; par une ampoule nue de 25 watts.
L’Isra;lien ouvre alors une caisse, elle est pleine ; ras bord de fusils sommairement emball;s dans du papier.
;Ces fusils auraient fait la joie d’un conservateur de mus;e. Ils ;taient de tous les ;ges, de toutes les provenances et fabrications possibles. Ils n’avaient en commun que d’;tre des fusils de guerre, c’est ; dire fonctionnant avec des cartouches ; balles. Certains ;taient rouill;s jusqu’; l’os, ils ;taient tous tr;s sales.
;On m’a donn; des outils rudimentaires pour les nettoyer, en me montrant comment ;a se d;montait et en insistant sur l’importance qu’il y avait ; ce que le canon soit d;barrass; de sa rouille et devienne lisse ; l’int;rieur comme un miroir. Pour y arriver, il fallait frotter l’int;rieur du canon pendant des heures tant certains ;taient rouill;s. ;Apr;s cela, il me fallait huiler, graisser et rempaqueter avant de remettre dans la caisse.
;Au d;but, je m’y mettais le soir, puis il y eut trop ; faire, les fusils ;taient trop d;gueulasses, il y avait trop de livraisons, j’y passais mon samedi et mon dimanche. ;a puait la rouille et la graisse et je n’y voyais pas grand chose dans notre cave mal ;clair;e.
;Je n’ai pris conscience du danger qu’apr;s plusieurs livraisons.
;Les gros malins m’avaient montr; comment proc;der sur des fusils relativement modernes et je pouvais sans trop de peine ;ter le chargeur et d;monter la culasse.
;Mais les fusils ;taient d;pareill;s, de mod;les compl;tement diff;rents, ils venaient de partout, et il me fallait deviner comment ils se d;montaient. J’avais souvent un mal de chien ; trouver l’endroit o; le petit g;nie qui avait con;u l’arme avait imagin; de stocker ses foutues cartouches. Elles pouvaient ;tre log;es n’importe o;, dans le f;t, la crosse, dans un chargeur et surtout, question cruciale, combien y en avait-il ? En fait, je ne savais jamais si j’avais correctement d;charg; une arme. Un jour, j’attrape un fusil bizarre, d’un mod;le que je ne connaissais pas. Je le d;charge. J’entends comme un clic, je regarde dans le canon, ne vois rien, et pour cause, une balle y ;tait engag;e. L;, j’ai eu peur pour de vrai.
;Heureusement, mon p;re et moi n’;tions pas tr;s discrets. A la fois parce que j’en avais marre d’y passer mes dimanches, ; la fois pour couper ; l’atelier, bien s;r ;galement pour intriguer, je pris l’habitude de descendre au milieu de la journ;e pour m’occuper des fusils une heure ou deux. Quand je remontais de la cave ; l’atelier, les autres voyaient appara;tre ; c;t; des nobles taches de colle de p;te, de suspectes aur;oles de cambouis et de rouille et devaient s’interroger.
;Mon p;re, lui, avait du mal ; tenir sa langue chaque fois qu’il allait prendre l’ap;ro chez Arthur. C’est qu’il se passait quelque chose d’important chez lui.
;Je ne sais comment, l’Isra;lien nous tenait ; l’;il. Il a jug; qu’il ferait bien de trouver d’autres pommes plus discr;tes pour faire le boulot.
;J’ai pu retourner ; mes portefeuilles et ; mes lectures.


;Albert


;Dans ma promenade dans un Villeurbanne que le temps a bien chang;, j’ai cherch; l’impasse o; habitait Albert et n’en ai pas trouv; la moindre trace, le pire ;tant que j’en ai ;galement oubli; le nom. Je ne reconnais plus rien, je pense que l’impasse a ;t; engloutie dans un programme de construction.
;Albert et moi nous ;tions perdus de vue lorsque j’;tais entr; ; la Chap, lui ayant choisi le lyc;e Amp;re. Je suis triste de ne pas me souvenir des circonstances de nos retrouvailles, c’est ainsi. J’avais alors seize ans et je venais d’;tre d;barrass; de ma t;che de fourbisseur de fusils.
;Nous ;tions tous les deux des enfants d’immigr;s, rejetant, en grande partie mais pas compl;tement, leur culture d’origine, en r;sum;, en d;licatesse avec elle. Ses parents, arm;niens, ;taient venus en France apr;s avoir ;chapp; au g;nocide perp;tr; par les Turcs.
;Le p;re qui parlait un fran;ais pour moi difficilement compr;hensible, ;tait man;uvre dans une petite fonderie situ;e dans cette impasse aujourd’hui disparue. La m;re ;tait concierge ; l’usine m;me et ils vivaient dans la petite loge situ;e ; l’entr;e. C’;tait des plus spartiate, les cabinets par exemple ;taient ceux de l’usine, situ;s dans la cour, en tout point semblables ; ceux d’une ;cole communale : ; la turque et munis de demi portes.
;Ils avaient deux filles et un gar;on, Albert. Une des filles aurait certainement pu faire beaucoup de choses, mais une fille ; l’;poque ;a devait aller le plus t;t possible travailler ; l’usine jusqu’; son premier enfant qui devait na;tre neuf mois et pas huit apr;s son in;vitable mariage, un point c’est tout. Comme ce programme ne lui convenait pas du tout, elle a eu quelques rapports difficiles avec ses parents et sa s;ur, Albert, lui, s’en fichait et l’aimait beaucoup, ; moi aussi elle plaisait bien.
;L’autre fille a suivi un programme acceptable pour la famille, elle ;tait sage, ennuyeuse et sans histoires.
;Dans une famille bourgeoise, Albert aurait ;t; consid;r; comme un enfant prodige et on en aurait tir; toutes les cons;quences. Il avait pass; son bac avec une dispense minist;rielle en raison de son tr;s jeune ;ge, quinze ans. Il ;tait exceptionnellement brillant. En math;matiques d’abord, en beaucoup d’autres domaines ensuite, car il comprenait tout, retenait tout avec une tr;s grande facilit;. Mais dans sa famille, il n';tait certainement pas pris pour ce qu’il valait. On savait seulement qu’il r;ussissait « ; l’;cole ». D’ailleurs, dans le recensement de 1946 que j’ai pu consulter, j’ai admir; la fa;on dont l’administration maintenait ; leurs places les diff;rentes couches sociales. Nous ;tions, Albert, Louis et moi, du m;me ;ge, quatorze ans en moyenne en1946. Mon ancien petit copain, Louis, le fils de l’ing;nieur, y est d;crit comme ;tudiant, je suis d;clar; apprenti, ce qui est exact, et Albert, qui intellectuellement volait tellement plus haut que nous deux est pr;sent; comme ;colier alors qu’il ;tait d;j; en seconde ou en premi;re. C’est comme ;a ;galement que ses parents le voyaient.
;La premi;re fois que j’avais ;t; invit; ; d;jeuner chez eux, j’ai encore le souvenir des boulettes d;licieusement parfum;es pr;par;es par sa m;re, j’avais cru n;cessaire de mettre une cravate car j’en avais une, bariol;e, ; fleurs, que m’avait envoy;e ma tante d’Am;rique. ;C’;tait un dimanche et je m’;tais naturellement mis sur mon trente et un. Pour la circonstance, j’avais sorti l’affreux costume am;ricain teint en marron. Je ne sais pas ; quoi je ressemblais, mais ;a avait tellement impressionn; le p;re d’Albert pour qui l’habit, sans doute, faisait le moine, qu’il m’avait demand; mon avis sur son fils, sur ce qu’il devait faire comme ;tudes, sur ses chances de r;ussir. C’;tait un retournement comique de l’ordre r;el des comp;tences.
;C’est lorsqu’il ;tait en classe de math;matiques ;l;mentaires, l’ann;e de son bac, que j’avais retrouv; Albert. Il brillait d;j; de tous ses feux. Il ;tait un lyc;en hors du commun par son intelligence et ses centres d’int;r;ts.
;Il ;tudiait Bourbaki, car son prof de math, trotskyste et ami lointain de Laurent Schwartz, un des grands math;maticiens de l’;poque, le poussait ; fond, s;r de tenir une future vedette. Pour un prof, un ;l;ve de cette qualit; c’est un r;ve!
;Sous son influence au d;but, en sus de Bourbaki, Albert lisait Trotski, L;nine, Marx, Diderot, Voltaire, Pr;vert, Vall;s, Artaud et j’en oublie beaucoup. Mais voil;, je lisais d’autres bouquins qu’il ne lui serait jamais venu ; l’esprit d’ouvrir et cela l’impressionnait. Il a cru que je connaissais quelque chose aux math;matiques, pas bien longtemps mais un peu quand m;me, car je dissimulais bien. J’;tais selon mes dires tr;s bon en anglais, la seule mati;re o; il n’excellait pas, j’;tais judoka et ouvrier maroquinier. Je pense que ;a a d; compter beaucoup dans notre relation ; son d;but, car appartenant, croyait-il, ; la classe ouvri;re, je devais quelque part me tromper moins que lui dans mes analyses de la situation politique ! C’est que lui s’en ;loignait inexorablement en raison de ses ;tudes et de son ambition intellectuelle. On reconna;t l; des sch;mas de raisonnements communistes de cette ;poque. Me les appliquer ;tait ; mourir de rire car je n’avais aucune conscience politique mais une grande confusion d’esprit, n’;tais-je pas ouvrier et fils du patron, qui ne m’emp;chait pas de discourir et de m’opposer ; lui. De plus, je me cultivais sans programme ni entraves, or, pour reprendre la devise de la petite et superbe collection Armand Colin, labeur sans soin, labeur de rien, voil; qui m’allait comme un gant. En fait, ind;pendamment de ces malentendus sur mon savoir dont j’;tais le seul responsable, il y a eu une v;ritable sympathie entre nous au sens propre. Nous avions une m;me curiosit; pour les arts, un sens de l’humour assez proche, c’est important. Nous nous ;tions d;couverts des passions communes en musique. Nous ;coutions avec ;motion l’;mission “Fleurs des champs”, nous aimions la musique de l’Op;ra de quat’sous, et Beethoven et les romantiques.
;Nous avions aussi, tout simplement, beaucoup de plaisir ; marcher ou faire du v;lo ensemble. Nous appartenions tous deux ; des minorit;s qui avaient ;t; meurtries cruellement et dont nous nous sentions solidaires mais que nous ne fr;quentions pas.
;Nos discussions, toujours assez vives, ont vite montr; ; Albert l’;tat de d;labrement mental dans lequel je me d;battais. D’une certaine fa;on, je ne savais ni qui j’;tais ni ce que je voulais. Mes connaissances se r;v;l;rent g;n;ralement impr;cises, floues et mal int;gr;es. Je n’appartenais ; aucune classe sociale bien d;finie, puisque mon p;re me faisait naviguer entre la position d’ouvrier et celle de fils de patron alors que j’aspirais  ; exercer une profession de type intellectuel mais savoir laquelle... Politiquement, je ne savais manifester qu’une immense inertie, incapable de me battre pour mes id;es ou mes int;r;ts, d’autant que je n’avais aucune conscience de ce qu’ils pouvaient bien ;tre. Enfin nous ;tions aussi nuls l’un que l’autre en ce qui concerne les filles, ;a cr;e ;galement des liens.
;Albert venait assez souvent ; la maison. On s’installait dans ma chambre. Au mur, j’avais ;pingl; deux affiches. L’une, immense, d’une violence incroyable, verte comme la jungle et rouge comme le sang des Japonais et des Marines qu’elle repr;sentait s’;tripant au d;barquement des Am;ricains  ; Iwojima. L’autre, lui faisant face, repr;sentait le paisible beffroi de Douai peint par Corot. Albert ne pouvait pas comprendre que je conserve l’affiche sur les Marines, qu’en r;alit; je n’aimais pas du tout. Mais elle repr;sentait sans doute tr;s bien les d;sirs de violence que je n’osais manifester ouvertement, en dehors d’un tatami bien entendu. Et puis je l’avais obtenue aux services am;ricains d’information o; je l’avais demand;e en anglais, c’;tait un ;v;nement. La reproduction de Corot me calmait et j’ai ;t; tr;s heureux d’admirer longuement, bien plus tard, l’original au Louvre.
;J’avais pu m’acheter un phonographe, un de ces majestueux engin ; manivelle, portable, qui pesait ses cinq ou six kilos.  Au lieu des classiques aiguilles d’acier, j’utilisais des aiguilles en bambou. Un bon phonographe devait avoir une t;te tr;s lourde pour bien restituer les basses et offrir quelque puissance, mais alors le disque s’usait vite ; cause du frottement de l’aiguille...sauf si elle ;tait en bambou et non en acier. On pouvait, pour les ;conomiser, les aiguiser sur du papier de verre. ;tre amateur de musique, c’;tait une activit; complexe et prenante. On passait son temps ; tourner la manivelle, ; aiguiser les aiguilles, parfois, il fallait changer le ressort du phono, ;a c’;tait un sport dangereux que j’ai pratiqu; seul, par deux fois.
;Albert aimait la musique romantique, Beethoven plus que tout. J’avais sa cinqui;me symphonie enregistr;e par Furtwangler, on la savait par c;ur. J’avais d’autres disques de musique classique ainsi que deux ou trois curiosit;s comme la Puce, chant;e en russe par Chaliapine, cadeau d’un ami de mon p;re, et un disque anglais o; un duo chantait ” there are no flies on aunty, on aunty, on aunty”.
;Albert investissait surtout pour acheter des disques d’Yves Montand. J’aimais bien mais pas trop. D’un c;t;, Montand ;tait g;nial en chanteur populaire et comme acteur on l’avait admir; sans r;serve dans « Le salaire de la peur » de Clouzot. De l’autre, j’avais ;t; indign; le jour o; je l’avais entendu, devant un public populaire se moquer de la musique classique en pr;tendant qu’elle le faisait dormir. J’avais trouv; cela scandaleusement d;magogique. Et puis, tout le monde connaissait ses sympathies communistes, je devais donc rester sur mes gardes. Albert achetait ;galement des disques des Fr;res Jacques, et n’avait pas de phono. Il venait donc souvent dans ma chambre passer ses trois ou quatre disques, ad nauseam. Pendant qu’il y ;tait, autant en profiter, il les repassait quatre ou cinq fois chacun. Nos pr;f;r;s ;taient “Les grands boulevards” et “Le petit cireur noir”. Mais les Fr;res Jacques! Ah les chansons de Pr;vert et Kosma! Apr;s on mettait la Puce, puis Beethoven et Lalo ou Rimsky-Korsakov. Nous n’avions alors jamais ;cout; de musique baroque ou de musique de chambre.
;Nous vivions dans une r;alit; qui n’appartenait qu’; nous, mais le plus ;loign; du monde, c’;tait moi, bien s;r, qui de fait ne connaissait que lui, alors qu’Albert avait des camarades de lyc;e, d’universit; et de cellule, puisqu’il ;tait membre des jeunesses communistes.
Un jour, je vais, au cin;ma, voir une sorte de western qui se passe dans une for;t de s;quoias, d’ailleurs cela s’appelait en fran;ais, : La for;t des g;ants. J’;tais sans doute seul ou peut-;tre avec Michel T., ce genre de film n’int;ressant pas Albert. La chanson du film me plait beaucoup.
;A peine sorti du cin;, je l;che Michel ou c’est lui qui avait rancard avec une fille, je ne sais plus, et je me pr;cipite chez le plus grand disquaire que je connaisse, rue de la R;publique, ; Lyon.
;Je demande si ils ont cette chanson. Le vendeur demande des pr;cisions, je lui parle du film avec enthousiasme, la for;t, la vie sauvage des trappeurs, une voix de femme. Mais oui dit-il avec un large sourire, je l’ai et il me refile un disque que j’emporte avec reconnaissance, n’en croyant pas mon entendement. Je me pr;cipite ; la maison, me jette sur le phono, y pose le disque. ;Catastrophe, c’;tait Ma cabane au Canada, chant;e par Line Renaud.
;Tr;s rapidement, je me suis plac; derri;re Albert, ;tant son ami le plus proche, mais toujours en retrait, en retard d’un pas sur lui au propre comme au figur;.
;Nous faisions des kilom;tres ensemble, soit en ville pour aller au cin;ma, soit le plus souvent le soir lorsque nous nous raccompagnions et cela pouvait durer des heures car on pouvait faire une demi douzaine d’allers et retours entre nos domiciles pourtant assez ;loign;s. J’avais adopt; une d;marche assez singuli;re.
;Je marchais le regard toujours dirig; vers le sol, devant moi, ; un m;tre, afin d’;viter de souiller mes semelles ou d’;craser les petites b;tes, c’;tait l’explication que j’offrais ; tous, moi compris. Mon pas ;tait lourd, mon corps rel;ch;, tombant sur la plante du pied pos;e ; plat. Mon p;re, petit homme, oscillait d’un pied sur l’autre car il marchait en gardant ses jambes assez ;cart;es l’une de l’autre. J’avais pris sa d;marche en grippe et m’effor;ais de placer mes pieds l’un devant l’autre un peu comme si je marchais sur un fil. Tout cela n’;tait d;j; pas si simple, j’y ajoutais un piment suppl;mentaire. Je me tenais toujours en arri;re des autres, de quelques dizaines de centim;tres. Ils devaient toujours en quelque sorte m’attendre. En y repensant aujourd’hui, je suppose que si cela avait ;t; socialement acceptable, j’aurai march; ; reculons comme Plus-Jeune-Ours, l’indien “contraire” de Little big man, le roman de Thomas Berger.
;Je suivais donc Albert partout o; il voulait bien m’emmener, sauf aux r;unions politiques, il savait que j’;tais totalement allergique et j’aurai d’ailleurs ;t; bien incapable de participer ; une discussion s;rieuse.
;Quand il est devenu citoyen du monde, je l’ai suivi, c’;tait facile, j’admirais Garry Davis et son choix de non-nationalit;. J’ai m;me pr;par; avec notre groupe des spectacles avec ch;ur parl;, on avait vite d;couvert qu’il ne fallait surtout pas me faire chanter. J’aimais bien ces id;es g;n;reuses que nous partagions tous. Ce qui est navrant, c’est que lorsque pour des raisons politiques tr;s th;oriques dont je ne saisissais rien, Albert a d;cid; de quitter le mouvement, j’en ai fait autant le soir m;me. Ce jour l;, je me souviens avoir ressenti un lourd parfum de m;diocrit; et de honte, m;l;  d’humiliation devant le regard des copains. Apr;s les explications structur;es d’Albert justifiant son d;part, tout le monde s’est tourn; vers moi pour conna;tre ma position. Je n’ai pu que balbutier que puisque Albert quittait le mouvement, je ne pourrai qu’en faire autant. On devine les regards qu’on m’a lanc;, ;a ne m;ritait aucun commentaire, et personne ne s’est donn; le mal d’en faire.
;Albert m’emmenait voir les films n;or;alistes italiens pour me convertir ; l’action politique, mais l; je r;sistais tout comme il refusait d’appr;cier mes chers westerns. S’il allait dans une auberge de jeunesse, j’;tais sur ses talons. Nous faisions d’immenses balades ; v;lo, nous engueulant la moiti; du chemin car je ne comprenais pas ses analyses marxistes de je ne sais plus quoi. Parfois, je me faisais traiter de con sympathique ou g;n;reux; je ne sais plus ce que je r;pondais, id;aliste toi-m;me sans doute, car c’;tait vrai que nous ;tions id;alistes tous les deux bien que de fa;on bien diff;rente. Mais je ne me souviens pas l’avoir jamais trait; de con en retour, cela aurait ;t; compl;tement injustifi; et puis, je n’aurai pas os;.
;Nous nous retrouvions ; la biblioth;que municipale. Il lisait Bourbaki, moi aussi. Mais il y avait une petite diff;rence car s’il comprenait ce qu’il lisait et avan;ait, faisant son miel des chapitres au fur et ; mesure de leur publication, cette ann;e l;, je n’ai jamais pu d;coller du chapitre de r;sultats de la th;orie des ensembles.
;En peu de temps, j’avais chang; de mod;le. Avant, mon admiration  pour mon fr;re ne connaissait pas de limites. Je l’ai remplac;e par celle que je vouais ; Albert ce qui cependant ne m’emp;chait nullement de m’opposer ; lui pour toute question touchant ; la politique. Cette opposition me permettait en quelque sorte d’exister ; mes yeux devant les siens, et surtout justifiait ma compl;te passivit; politique.
;En discussion, j’avais d;velopp; une agressivit; permanente qui se manifestait par des remarques acides et ironiques, faites ; jet continu et qui faisaient obstacles ; tout examen s;rieux du fond.
;Cela avait l’avantage de faire rire, certaines de mes saillies n’;taient sans doute pas trop mauvaises et de dissimuler mon ignorance. Car pour exister au niveau du discours devant Albert, je devais trouver constamment des strat;gies.
;Je me souviens que je lui jouais souvent des tours pendables, car la position d’inf;riorit; dans laquelle je me pla;ais par rapport ; lui m’;tait parfois insupportable.
;Un jour Albert me demande de lui pr;ter mon sac ; dos pour une sortie qu’il doit faire. Ma m;re estime que je devrais le voir le moins possible. D’un c;t; elle l’aime bien et a compris qu’il est quelqu’un de tr;s fort, mais il n’est pas une fr;quentation pour moi, il est arm;nien, ce n’est pas bien, et sans doute communiste, ;a, ;a ne va pas du tout, et puis il n’est pas d’accord avec mon fr;re, c’est pire que tout. Quand je parle d’Albert, souvent ma m;re grogne.
;Moi, je suis ;videmment d’accord pour lui pr;ter mon sac, ;a ne se discute m;me pas, mais j’ai un peu peur de ma m;re. Je propose ; Albert de m’appeler de la rue ; une heure convenue car ma chambre donne sur le devant de la maison, juste au dessus des petits platanes, je lui lancerai le sac ; dos, ni vu ni connu. A l’heure dite, j’entends appeler, c’est bien lui. Je lance maladroitement le sac qui se plante sur une pointe du grillage qui s;pare le jardin de la rue. Albert grimpe sur le muret pour le d;crocher, il passe justement du monde dans la rue. J’en profite pour brailler “au voleur, au voleur”.  Albert attrape le sac et se sauve en me montrant le poing.
;Je dois ; Albert de m’avoir fait changer de vie. Sans lui, je serais sans doute rest; maroquinier. On ne peut r;;crire l’histoire, aurai-je ;t; plus heureux pour autant ou plus malheureux, voil; une question qui ne peut avoir de r;ponse, autant ne pas se la poser.
;Albert m’a pouss; avec toute son ;nergie ; passer le baccalaur;at. C’;tait absolument ; l’oppos; des id;es de mon fr;re et j’ai donc assist; ; plusieurs reprises ; leurs bras de fer, chacun d’eux me tirant ; lui avec ses arguments et moi, l’enjeu de cette bataille, n’osant moufeter, les ;coutant discuter de mon avenir.
;Pour l’un, le bac ;tait un passage incontournable, sans lequel rien ne pourrait se r;aliser de ce que je souhaitais faire. Pour l’autre, rien n’;tait plus conventionnel, plus vieille Europe, on avait vu ce que ;a avait donn; au cours de la seconde guerre mondiale. On devait se faire tout seul, lutter et prendre sa place sans perdre son temps ; apprendre un fatras de b;tises poussi;reuses sans aucun int;r;t pratique. Passer cet examen c’;tait se soumettre ; l’autorit;, au « savoir officiel », abdiquer de sa personnalit;.
;La bataille a dur; plus d’un an, je n’arrivais pas ; faire mon choix et les  raisons de l’un comme de l’autre m;ritaient d’;tre prises au s;rieux. Tout aurait ;t; bien plus simple si j’avais su r;ellement ce que je voulais faire plus tard, mais l; ;tait le hic, je ne me posais pas m;me la question.
;J’ai fini par me d;cider et pour ne me mettre ; dos aucun de mes conseillers, j’ai choisi de concilier leur point de vue, ce qui ;tait bien entendu stupide. Dans ces cas l;, une fois sa voie choisie on ne regarde plus en arri;re et on fonce. Apr;s tout c’;tait de moi qu’il s’agissait, pas de plaisir ; leur faire en adoptant ou non la solution qu’ils pr;conisaient.
;D’une part, je m’estimais trop vieux pour retourner au lyc;e et l; peut ;tre avais-je raison. Je n’aurai certainement pas mieux support; la vie du lyc;e ; dix sept ans que la discipline du coll;ge ; quatorze. Il me faudrait donc ;tudier tout seul, en dehors des heures de travail. Je ne voyais pas non plus comment j’aurai pu m’y prendre autrement, car j’avais mis le doigt dans l’engrenage du travail et il aurait ;t; difficile de faire avaler ; mon p;re que je devais retourner au lyc;e pour un r;sultat hypoth;tique de surcro;t. On avait besoin de ma petite paie ; la maison puisque mon p;re, ; nouveau en faillite devait rembourser ses dettes. Nous travaillions alors chez les autres, dans le quartier de Bellecour d’abord, puis comme mon p;re s’;tait vite engueul; avec les patrons, on avait atterri ; la Croix Rousse dans un atelier minuscule. On ;tait trois ou quatre malheureux dans un deux pi;ces du cinqui;me ;tage d’une mont;e dont j’ai perdu le nom. Mon p;re touchait le fond chez les patrons maroquiniers lyonnais, il avait mang; tout son cr;dit.
;Le temps des tergiversations ;tait pass; pour moi depuis fort longtemps. Que faire pour satisfaire tout le monde et son p;re quand on n’a pas lu La Fontaine? Voil; ce que j’ai imagin;.
;J’ai d;cid; de me pr;parer, seul, ; la premi;re partie du baccalaur;at, s;rie Moderne. Cela ;tait destin; ; plaire ; Albert.
;Je crois aujourd’hui que cette s;rie ;tait bien faite pour des gens comme moi, pas de latin, mais des sciences. Avec cependant une note ;liminatoire en fran;ais. Cette section du baccalaur;at correspondait me semble-t-il ; une ouverture faite au monde du travail donc aux enfants de paysans ou d’ouvriers.
;Que faire pour mon fr;re, furieux de ma d;cision ? Pour lui donner quelque satisfaction, je lui ai sacrifi; la m;thode de travail. J’ai d;cid; de rejeter les livres de classe. Je les avais d;clar; tous trop ;l;mentaires ou trop scolaires pour moi. J’esp;rai conserver un peu de son estime en me comportant comme un autodidacte pur et dur. ;J’;tudierai donc dans des bouquins qui n’;taient pas con;us pour pr;parer qui que ce soit ; passer quoi que ce soit et surtout pas le bac. Je faisais donc fi du programme, le suivre aurait ;t; au dessous de moi qui ne visais que la connaissance ; l’;tat pur et consid;rais que le bac devait s’obtenir suivant l’expression “en passant” que j’emprunte aux ;checs. J’utilisais un dosage subtil d’ouvrages datant d’avant les ann;es vingt que j’avais trouv; aux Puces pour presque rien, c’est ce qu’ils valaient, et de plus r;cents ou contemporains, de niveau bien trop ;lev; pour moi.
;Bien entendu, aucun de ces livres ne correspondait au programme en vigueur. Apr;s avoir donn; satisfaction ; mon fr;re et ; Albert, il ;tait bien normal que je pense ; moi et malheureusement, j’ai encore ajout; ; ma propre confusion.
 ;Avec ses id;es, mon fr;re avait fait mouche sur un point: mon orgueil ;tait bless; d’avoir ; pr;parer le bac. Cet examen ;tait au dessous de moi, je faisais tout pour en persuader Albert qui finalement me paraissait d’accord mais qui, inflexible, jugeait que je devais en passer par l;.
;Or, mon fr;re, toujours l; d;s qu’il s’agissait de contourner Le Syst;me, avait d;couvert qu’on pouvait sans ce pr;ciosissime parchemin s’inscrire ; l’universit; de Lyon. Il existait un examen nomm; dipl;me de math;matiques g;n;rales qui avait la particularit; suivante. Les cours et les examens ;taient rigoureusement les m;mes que ceux du certificat de math;matiques g;n;rales qui servait d’ann;e prop;deutique universitaire. La diff;rence ;tait simplement que les malheureux non titulaires du bac avaient le droit de s’inscrire au premier, pas au second.
;Les titulaires du dipl;me ne pouvaient pas s’inscrire ; l’universit; et y poursuivre des ;tudes ce que pouvaient faire ceux qui avaient pass; le certificat. Si l’on s’avisait de pr;parer, passer, r;ussir le dipl;me on ne pouvait pas le valider ou le faire transformer en certificat  m;me en passant le baccalaur;at par la suite. D’avoir ce dipl;me en poche ne servait donc ; rien pour qui voulait poursuivre ses ;tudes dans un ;tablissement d’;tat.
;On comprend que j’ai trouv; intelligent de m’inscrire ; ce dipl;me d’autant que j’obtenais ainsi une carte d’;tudiant avec laquelle je pouvais parader. J’;tais, administrativement, presque l’;gal d’Albert qui trouvait cette pantalonnade pitoyable et inutile. Il est bien vrai que je ne pouvais rien tirer des quelques cours auxquels je pouvais assister, mais j’avais r;ussi mon coup, mes deux guides ;taient plong;s dans des sentiments contradictoires puisque chacun avait de quoi se f;liciter et s’irriter. Et moi, je me croyais ;tudiant, j’avais rattrap; le temps perdu, celui qui ne se rattrape jamais, et ;a c’est bien vrai.
;Apr;s ces belles d;cisions et ;tant donn; mon ;tat d’esprit, ma vie n’a fait que se compliquer.
;Je n’osais pas interroger Albert sur des questions touchant ; la pr;paration du bac, question d’honneur. C’est qu’il ;tait tentant d’utiliser ses comp;tences lorsque je butais compl;tement sur un sujet. Mais je ne voulais pas reconna;tre que j’accrochais sur une question du niveau du secondaire, c’;tait mauvais pour nous deux: Albert pouvait-il avoir un ami aussi nul?
;Nous jouions alors une com;die improvis;e ; deux voix, dans laquelle nous excellions. Lorsqu’il s’agissait de math;matiques, je d;guisais la question, je la transformais pour la faire appara;tre comme surgissant du cours universitaire. Il me fallait ;tre habile pour sauver les apparences, autant pour l’un que pour l’autre, puisque nous nous efforcions de n’avoir que des conversations de haut niveau intellectuel. Ce sport ;tait d;j; d’une pratique assez fatigante. Mais que dire des contorsions auxquelles je devais me livrer lorsque mes questions touchaient un autre domaine. Je pr;tendais savoir, ne m’inqui;ter que d’un d;tail mineur qui semblait surestim; ou maltrait; par l’auteur du livre que j’avais sous les yeux . Prenant les choses de haut, je parvenais ; obtenir les ;claircissements attendus sans les avoir explicitement demand;s.
;J’ai bien entendu ;t; recal; au dipl;me et au bac la premi;re ann;e o; je me suis pr;sent;. Il est vrai que je m’;tais arrang; pour avoir une montagne de choses ; faire au m;me moment, cela me m;nageait des excuses en cas d’;chec, cela m’a bien servi.
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;Les marches de Villeurbanne
 

;Non loin de Villeurbanne se trouve la petite ville de D;cines qui a compt; dans mon existence. On y arrive en suivant la route de Cr;mieu.
;Quand je suis retourn; ; Villeurbanne, j’y suis pass; pour revoir une petite ;glise que je n’ai pas retrouv;e.
;D;cines, pour moi, c’est deux souvenirs, celui de mon petit camarade Charles N. et celui de mon bapt;me en 1942 ou 1943, je ne sais plus.
;Dans ces ann;es, ma m;re s’;tait dit que de disposer d’un certificat de bapt;me pouvait me sauver la vie et peut-;tre cela aurait-il pu ;tre le cas, qui peut savoir.
;Par des interm;diaires elle se trouva en relation avec le cur; d’une paroisse ouvri;re de D;cines qui accepta, moyennant une petite condition, de me d;livrer un certificat de bapt;me.
;La petite condition c’;tait que ce ne soit pas pour de rire, mais pour de vrai comme on disait ; la communale en ce temps l;.
;Le pr;tre qui avait examin; attentivement ses registres paroissiaux avait trouv; un blanc dans les ann;es 35. Au prix d’une vraie conversion, il accepterait donc d’antidater l’;v;nement et de le placer cette ann;e l;.
;Quand on baptise un nouveau n; ou un tr;s jeune enfant, on ne lui demande rien et surtout pas son avis. Il n’a rien ; r;citer, ; dire, ; chanter. Si j’avais effectivement ;t; baptis; en 1935, cela se serait passer pour moi de cette fa;on.
;En 43, ;a a ;t; bien diff;rent, le cur; a voulu faire tout en vraie grandeur. Il ne pouvait pas nous l;cher son certificat comme ;a.
;J’ai donc d; apprendre son fichu cat;chisme sur le bout des doigts, et faire semblant d’y croire en plus. Il me semble qu’il y avait un peu de triche partout. Je me fichais pas mal d’;tre baptis;, je ne comprenais pas tr;s bien ce que ;a repr;sentait, une chose ;tait s;re, je n’aimais pas entrer dans l’;glise sombre, froide et humide o; r;gnait une odeur d’encens qui ne m’inspirait que le d;sir de retrouver au plus vite l’air pur du dehors. Le pr;tre ; l’;ge mal d;fini n’;tait pas un mauvais bougre mais nos rapports ;taient si superficiels que je me demande s’il avait pu croire un instant m’avoir converti. Il avait du mal ; me parler librement, il choisissait avec soin son vocabulaire, je n’avais qu’; r;p;ter. Ce que je pouvais penser, si je pensais, il s’en battait l’;il. Le seul contact v;ritable que j’ai eu avec lui s’est produit lorsqu’il  m’a montr; le tr;sor de son ;glise. C’;tait une statue en bois tr;s sombre qui repr;sentait une vierge en mater dolorosa, grandeur nature, qu’un ouvrier de la paroisse avait r;alis;e dans ses moments de loisirs.
;J’ai appris par c;ur son petit bouquin recouvert d’un papier d’emballage beige. Chaque fois que le pr;tre posait une question qui reprenait une phrase du cat;chisme, je lui r;citais impeccablement la suite. En r;alit;,  j’;tais comme un ;ne calculateur qui frappe du sabot quand il faut, sans comprendre le sens de son geste. Mais ;a lui suffisait, il trouvait que j’apprenais bien.
;Pourquoi le pr;tre m’a-t-il baptis;? Mes r;ponses ; des questions qui n’en ;taient pas l’ont-elles convaincu de ma foi chr;tienne toute neuve? En me donnant ce certificat, il n’aurait alors commis qu’une seule entorse ; la v;rit; en antidatant le bapt;me en 1935.
;Ai-je eu affaire ; un brave homme un peu simple, respectueux de sa hi;rarchie, et chacun sait que le mod;le de l’administration fran;aise a ;t; piqu; au syst;me de l’Eglise. Il doit donc y avoir l; aussi des inspections, des contr;les, une sorte de cour des comptes, combien de bapt;mes cette ann;e, mon cher fr;re, de confessions, puis-je consulter vos registres paroissiaux? Tiens, cette ligne l; n’est pas de l’;criture du p;re Z, votre pr;d;cesseur, comment cela peut-il s’expliquer mon cher fr;re…
;On imagine les questions vicieuses pos;es au malheureux pr;tre, qui en tremblant aurait tent; de rendre service tout en respectant des r;gles qui ;videmment sont bien au-dessus de lui.
;Ou ;tait-il un brin calculateur, un gros malin sans scrupule qui se croit capable de tromper son Cr;ateur et qui s’est dit, ;a me sera s;rement compt; comme une conversion m;me si ce n’en est pas vraiment une, L; haut, Il n’y verra que du feu. ;  partir du moment o; je lui aurai balanc; mon eau b;nite sur sa sale gueule de youpin, ;a en fera un de moins sur Terre et on comptera un chr;tien de plus gr;ce ; moi. Dans l’Au del;, on ne l’oubliera pas, ;a me vaudra bien quelques jours d’indulgence. J’en aurai  bien besoin pour raccourcir l’in;vitable s;jour dans une marmite d’huile bouillante qui m’attend au purgatoire en raison de mes mauvaises pens;es et de mes mauvais gestes.
;J’ai vu il y a longtemps un document tourn; par deux ethnologues dans une l;proserie d’Am;rique latine. Vers la fin du film, on voyait le pr;tre dire la messe devant ses paroissiens, tous atteints ; des degr;s divers.
;Au moment de c;l;brer l’eucharistie, le pr;tre devait d;poser les hosties sur les langues des l;preux qui d;siraient communier.
;Lui qui n’;tait pas atteint mourrait de peur ; la pens;e qu’il pourrait se trouver contamin;. Que faire? Il avait imagin; une sinistre astuce, qui, si j’ose dire, lui semblait casher.
;Il se pla;ait bien en face du l;preux communiant et lan;ait l’hostie en l’air. Tel un chien bien dress;, le l;preux, habilement la happait au passage. Malheureusement, parfois, floc, l’hostie se retrouvait par terre, c’;tait un sacril;ge mais le pr;tre jugeait que la responsabilit; en incombait au seul communiant.
;Le pr;tre, interrog; par les deux ethnologues expliqua sa pr;sence dans la l;proserie par la raison d’un savant comput dont il ;tait l’auteur.
;Il connaissait parfaitement les ;quivalences en jours d’indulgence du s;jour dans la l;proserie avec tel ou tel p;lerinage.
;Un p;lerinage ; Notre Dame de ... valait trois jours d’indulgence tandis qu’une journ;e dans la l;proserie ;tait ;quivalente de son c;t; ; sept p;lerinages.
;D’autre part, pour ses p;ch;s pass;s et ; venir, il avait estim; qu’il ne couperait pas ; n journ;es de Purgatoire. En divisant n par trois fois sept, soit vingt et un, il avait d;duit math;matiquement que s’il tenait trois ans dans cette l;proserie de merde, il obtiendrait la r;mission de tout ses p;ch;s pass;s et ; venir s’il vivait jusqu’; l’;ge de soixante dix ans. On voit la sc;ne. Saint Pierre flotte au dessus de son immense livre ouvert au chapitre des faits et gestes de l’abb; P., lequel est allong; sur le sol face contre terre, tremblant de tout son corps, les yeux ferm;s, les paumes des mains press;es contre les oreilles. Apr;s des toussotements peu am;nes de Saint Pierre qui grommelle que tout cela n’est pas bien bon, on l’entend soudain dire ah, tiens, il ;tait ; la l;proserie. Combien de temps? L’ange qui tient le calendrier informe Saint Pierre qui apr;s un bref calcul laisse tomber la d;cision du Divin Tribunal: L’abb; P. est exempt de Purgatoire, qu’on lui d;livre imm;diatement son billet d’entr;e pour le Paradis. Les trompettes sonnent, l’abb; P. s’envole vers la lumi;re le front ceint d’une couronne de lys blancs, guid; par une nu;e d’angelots aux fesses roses et rebondies.
;L’autre souvenir que j’ai de D;cines s’attache ; un gar;on qui avait un an de plus que moi, Charles N. juif d’origine polonaise, que j’avais rencontr; quelques fois pendant les ann;es d’occupation, ; l’;poque o; nous habitions encore cours Tolsto;. Il avait un fr;re a;n; ami du mien et une grande s;ur. Ils se cachaient ; D;cines et on a su un jour qu’ils avaient ;t; pris, tous, sauf la s;ur de Charles N, qui par chance ;tait absente au moment de la descente de la Milice.
;Les deux parents et le fr;re ami du mien ont ;t; gaz;s ; leur arriv;e ; Auschwitz. Suivant une expression qui avait cours chez les SS du camp et qu’; rapport;e mon p;re, ils sont all;s directement au ciel par la chemin;e.
;Le petit Charles N. avait ;t; s;par; de sa famille, d;clar; bon pour le travail et envoy; au camp de travail. Il est invraisemblable mais pourtant bien vrai qu’aussi immense qu’ait ;t; le camp, Charles N. y ait retrouv; mon p;re.
;Rentr; du camp, mon p;re racontait les ruses, les astuces du petit Charles N. pour survivre dans ce milieu, au propre ;pouvantable. Il n’avait pas son pareil pour trouver ; manger, ne pas travailler (dangereux et ;puisant dans les conditions du camp), ;viter les coups, garder le moral en tout et, arme supr;me, faire rire les SS quand il le fallait.
;Gr;ce ; ses ruses et ; la chance, Charles N. a surv;cu et je l’ai revu apr;s la Lib;ration. Nous ;tions d;j; rue Emile Decorps. Il ne pouvait plus ;tre mon ami ou mon copain, il y avait une distance effarante entre nous. Mais il ;tait fortement attach; ; mon p;re. C’est qu’il n’avait plus que sa s;ur, et qu’il avait besoin ;galement d’un p;re comme tout le monde, sans parler de sa m;re ou de son fr;re.
;Il est venu d;ner ; la maison, on lui a fait une petite f;te, mais je pense qu’il aurait pr;f;r; se trouver seul avec mon p;re, d’ailleurs les deux nous ignoraient compl;tement.
;Apr;s d;ner, pour lui faire plaisir, on est all; au cin;ma, au Kursal, route de Cr;mieu.
;Devant la caisse, au moment de prendre les billets, mon p;re allonge le bras plus que n;cessairement peut-;tre pour faire voir la magnifique montre en or qu’il avait au poignet.
;D’o; elle venait, je n’en sais rien. Le p;re ;tait incroyable, il s’est toujours d;brouill; pour en porter une, c’;tait aussi n;cessaire ; son statut que la gourmette pour les latin lovers d’aujourd’hui. A l’;poque on ;tait pourtant pas tr;s ; l’aise c;t; argent.
;Pour l’obtenir, il avait d; magouiller quelque chose avec l’horloger alsacien, l’ancien locataire de la rue Emile Decorps, et ;a nous co;tait ; nous peut-;tre six mois de garde du vieil alsacien en plus. Plus j’y pense, plus ;a me para;t vraisemblable.
;Depuis le d;but de la soir;e, Charles N. collait aux talons de mon p;re, et je suis s;r que ;a m’;nervait mais les bornes habituelles n’avaient pas encore ;t; d;pass;es. C’est que mon p;re, d;s qu’il avait un visiteur, petit ou grand, voyait en lui le t;moin, le spectateur qu’il devait s;duire, nous, c’;tait cens; ;tre d;j; fait et comme un tatouage, ;a ne partirait plus. Il nous oubliait compl;tement et concentrait tous ses feux sur le nouveau venu, on avait alors la certitude de ne plus exister pour lui, d’;tre soudain devenus transparents.
;Charles N. regarde le bras de mon p;re et le num;ro qui y est tatou; ne lui fait aucun effet particulier, il en a un pareil au bras gauche. Puis il dit une chose en apparence banale : tu as une belle montre, David.
;J’ai oubli; de signaler que Charles N tutoyait mon p;re, ce qui ;tait ;tonnant. Dans toutes les familles que je connaissais, les enfants tutoyaient les parents, mais au grand jamais des adultes ;trangers ; la famille.
;Que mon p;re trouve normal que Charles N., qui avait mon ;ge grosso modo, le tutoie, ;a me d;frisait d;j; pas mal.
;Que fait alors mon p;re apr;s cette remarque anodine de Charles N ? Il d;tache th;;tralement son bracelet-montre de son poignet et le lui donne en disant tout platement, puisqu’elle te pla;t, prends-la. Et l’autre n’h;site pas, se la met aussi sec au poignet et dit merci David. C’est tout, sauf qu’il est bel et bien parti avec.
;Cela, seul, en dit long sur ce qu’ils avaient v;cu tous les deux ; Auschwitz. 
Charles N. s’est install; chez sa s;ur et je ne l’ai plus beaucoup revu. Sur le papier, il avait mon ;ge, pour le reste, il y avait une distance infranchissable entre nous.
;On avait de ses nouvelles par sa s;ur, et on savait que son retour, sa r;int;gration se faisait difficilement, elle avait beaucoup de mal avec lui. Il est devenu maroquinier, peut-;tre parce que c’;tait le m;tier de mon p;re, mais ;a avait peut-;tre ;t; celui du sien. Et puis il s’est suicid;. Les camps ne l;chent pas facilement leur proie.
               
 
;   Lyon
Apr;s mes dix sept ans, j’ai d; aller r;guli;rement ; Lyon. Tout d’abord pour la maroquinerie. J’ai travaill; dans deux ateliers, l’un ; c;t; de la Place Bellecour, puis plus tard ; la Croix Rousse et le patron, natif du quartier m’avait montr; comment, par les traboules, passer de l’op;ra ; sa rue assez haut perch;e sur la colline.
;Mais j’y allais aussi avec Michel, ou avec Albert, pour les cin;mas. Il y en avait de deux sortes, ceux ; westerns et idioties ; la mode de l’;poque, et il y avait le seul, l’unique, la Fourmi, v;ritable cin;-club avant la lettre. C’est l; que gr;ce ; Albert, Bobby et Ren;, j’ai fait mes classes de cin;phile.
;Albert avait rencontr; en fac ces deux ;tudiants brillants qui m’avaient tous deux ;tourdis par l’universalit; de leur savoir. Ren;, de plus, bien qu’; peine plus ;g; que moi ;tait mari; et habitait Lyon. Nous ;tions souvent fourr;s chez lui.
;Difficile de savoir pourquoi j’avais ;t; admis dans ce petit cercle. J’ai ;t;, quelque vingt ans plus tard, dans un d;ner donn; en l’honneur d’une grande cantatrice su;doise, Birgitt Nilsson. Elle ;tait venue passer quelques minutes ; notre table et nous a parl; des instrumentistes dont elle imitait la gestuelle avec ironie. C’est qu’elle ;tait son propre instrument, la musique venait de son propre corps. Elle dirigeait ses cordes vocales qui par le souffle qui sortait de son tr;fonds entraient en vibration, son corps r;sonnait alors et nous transmettait son ;motion par son chant. Elle semblait consid;rer les instruments de musique comme des proth;ses, la libert; et le contact direct avec les auditeurs ne pouvant s’obtenir directement que par le chant.
;J’avais discut; longuement avec mon voisin de table qui ;tait  su;dois. Encore ; cette ;poque, en Su;de, en se pr;sentant, l’usage ;tait de d;cliner d’abord sa profession ou son titre le plus prestigieux. J’avais donc appris que ce personnage mince et discret, ;g; d’une cinquantaine d’ann;es, ;tait civilekonom, MBA, et qu’il s’occupait de gestion d’entreprises.
;Il a beaucoup parl; de Birgitt Nilson qu’il connaissait tr;s bien. Il faisait partie depuis longtemps, de son cercle rapproch; et j’ai fini par lui demander comment il avait pu se trouver dans ce groupe qui ne comprenait, ; son exception, que des musiciens.
;Il a expliqu; avec une grande sinc;rit; que lui m;me se posait encore la question de temps ; autres et ne pouvait y apporter aucune r;ponse. Il a ajout; un peu tristement que peut-;tre il fallait quelqu’un d’un peu m;diocre, un monsieur tout le monde dans un groupe de ce genre et qu’ils l’avaient choisi pour ce r;le. Il faisait figure de niveau moyen et leur permettait de mesurer leur hauteur de vol au dessus du reste de l’humanit;. Mais je ne regrette rien, ajouta-t-il quelle chance j’ai eu tout de m;me dans ma vie, puisque je passe des moments magiques gr;ce ; eux !
;J’;tais sans doute celui-l; dans ce petit groupe de tr;s brillants ;tudiants, moi qui avait leur ;ge, et pr;parais comme un somnambule, d’ailleurs en g;n;ral le soir, la premi;re partie du baccalaur;at alors qu’eux ;taient en derni;re ann;e de licence.
;Ils ont contribu; sans le savoir et sans en ;tre responsable, ; me d;molir compl;tement. Je me croyais dans le plus haut lieu du savoir lorsque j’;tais avec eux puisqu’ils dissertaient de tout sans retenue. Je pouvais intervenir dans certaines de leurs discussions car leurs connaissances ;taient souvent impr;cises et autorisaient des observations que je ne ratais pas. Un sens critique tr;s aigu, une d;rision permanente, c’est tout ce que j’avais pour moi. Je ne laissais jamais passer une occasion de m’en servir pour me mettre en valeur et donner l’illusion de savoir ou de comprendre.
;A eux trois, rien n’;chappait, de la pr;histoire ; Hegel en passant par Lavelle, le handball, Bourbaki, la m;canique statistique, les jeux de ficelle des Inuit, Aldous Huxley, Jacobson et le structuralisme. Avec eux, je me croyais au centre intellectuel du monde.
;Moi, je contribuais au groupe par ma connaissance de l’anglais que j’;tais le seul ; parler, la couleur de ma ceinture de judo qui impressionnait et je crois bien que c’est tout. Ah non, je faisais de la photo. Mon fr;re avait appris ; d;velopper les films en noir et blanc, ; agrandir, et pour cela choisir le papier le plus adapt; ; un sujet, modifier les noirs en chauffant localement le papier dans le bain ou en mettant des caches. Il avait appris, tout seul, bien entendu, s’aidant d’un ou deux bouquins. Gr;ce ; son astuce, il ;tait parvenu ; d’excellents r;sultats ; l’aide de moyens d’une incroyable simplicit; et rusticit;. Il m’avait transmis son savoir et je photographiais avec le Leica que notre p;re, le premier photographe de la famille, avait acquis avant guerre, lors d’une de ses p;riodes fastes, et que nous n’avions jamais abandonn; dans tous nos d;m;nagements. 
;Je prenais des photos de nuit, surtout sous la pluie. A la prise de vue, comme au d;veloppement, il fallait des temps de pose tr;s tr;s longs, ce qui, inexplicablement, me ravissait.
;J’aime toujours les photos en noir et blanc mais je ne sais pas pourquoi, apr;s avoir quitt; Villeurbanne, je n’en ai plus jamais fait et ne me suis pas mis ; la couleur.

               
;Grange Blanche


;C’est l; que se trouvait l’h;pital public le plus important de la r;gion lyonnaise. J’ai d; m’y rendre une fois.
;Vers l’;ge de douze ans, avant encore d’aller au Pr; Jeantet, j’ai commenc; ; souffrir p;riodiquement de tr;s violentes migraines.
;En g;n;ral, pour des raisons jamais ;claircies, elles s’attaquaient ; moi plut;t en fin de semaine, presque, pourrait-on dire, quand tout le monde se r;jouissait d’une f;te ; venir ou d’avoir une journ;e et demi de repos devant soi.
;Autour d’un ;il une sorte de monstrueuse et immat;rielle tenaille venait me travailler sans rel;che et rien ne pouvait me soulager hormis le sommeil qui malheureusement ne venait me d;livrer que fort tard dans la nuit sinon au petit matin alors que j’;tais compl;tement ;puis;.
;On a pris cela chez moi pour des mani;res, une fa;on de me rendre int;ressant, ce n’;tait pas le cas.
;Un jour, enfin, apr;s des ann;es de migraine, n’y tenant plus, j’ai d;cid; de me prendre en main et d’aller consulter un m;decin. Les pi;tres tentatives d’autom;dication par l’acupuncture ne donnait pas plus de r;sultats que l’aspirine ou l’eau de rose.
;La consultation d’un m;decin g;n;raliste install; aux Maisons neuves et que je n’avais jamais vu auparavant s’;tait fort mal pass;e malheureusement pour moi.
;Le m;decin, ;tait plus petit que moi. Il portait un collier qui ne lui allait pas du tout, et je le trouvais anormalement grassouillet pour son ;ge. De son c;t;, je n’ai pas d; lui plaire beaucoup avec mes cheveux taill;s en brosse, mon short et mon air viril.
;Son cabinet ;tait tr;s sombre, et je n’avais mal nulle part au moment de la consultation. A son attitude, je l’ai soup;onn; de ne pas croire un mot de ce que je lui racontais, cela n’arrangeait rien entre nous. Il m’a demand; de me d;shabiller et a commenc; apr;s m’avoir fait allonger sur sa couchette de consultation,  ; exercer des pressions des doigts de chaque c;t; de mon pubis.
;J’ai saut; au plafond, lui ai rappel; que je consultais pour une migraine et que ;a ne se tenait pas l;. L’atmosph;re est rapidement devenue irrespirable dans son cabinet sombre. On en ;tait presque aux mains.
; Je suis sorti tr;s ;nerv; de chez lui, mais en possession d’une lettre d’introduction pour un sp;cialiste de Grange blanche.
;J’ai bien entendu lu la lettre dont j’;tais le porteur. Elle ;tait fort courte et disait ; peu pr;s ceci: Cher ami, je t’envoie un petit n;vropathe qui pr;tend souffrir de migraines... J’;tais ulc;r;. Lorsque venaient les crises, je souffrais vraiment, mais je pouvais accepter ; la rigueur que l’on ne m’ait pas cru. Mais me faire traiter de n;vropathe, je n’en d;col;rais pas. En plus, ;tre qualifi; de petit par quelqu’un qui l’;tait plus que moi m’;tait proprement insupportable.
;Je d;cidais pourtant d’aller en consultation ; l’h;pital en d;pit du nom angoissant que portait le service du destinataire de la lettre.
;Toute mon intelligence, toute mon ;nergie ;tait alors tourn;e vers un seul objectif, prouver au sp;cialiste que je n’;tais pas le malade mental annonc;.
;Il a ;t; bien dommage pour moi que j’ai si bien r;ussi, car j’;tais bel et bien un jeune n;vros;, expression synonyme qui m’aurait moins offens; que n;vropathe, et qui souffrait, entre autre, v;ritablement d’une migraine chronique. On aurait pu me traiter ; ce moment, enfin, peut-;tre.
;La consultation ; Grange blanche pr;sentait un aspect surr;aliste. On faisait entrer chaque patient dans une petite cabine et on lui demandait d’;ter sa chemise et ses souliers. Cette tenue met bien entendu en confiance qui doute de soi, et est propre ; faciliter la communication avec le m;decin qui re;oit assis derri;re son bureau, en chaussures, blouse et cravate. On ne risque pas de prendre l’un pour l’autre, c’est peut-;tre l’objet de la mise en sc;ne.
;Ensuite, pendant que l’on attendait dans sa cabine, on entendait. On entendait les patients arriv;s avant nous r;pondre aux questions que leur posait le m;decin. On entendait les commentaires de l’;quipe soignante en leur pr;sence, car les patients ;taient pris pour des cr;tins de la Maurienne incapables de comprendre le jargon m;dical qui les concernait. Impossible de ne pas penser que ce que l’on aurait ; dire de soi sera ; son tour entendu par tous ceux qui attendent derri;re leur porte blanche, torse nu et en chaussettes.
;La consultation se d;roulait dans des conditions encore pires que ce que j’en avais compris en ;coutant de mon placard. C’est que les infirmi;res, d’autres m;decins, entraient et sortaient comme dans un moulin pendant que l’on ;tait cens;s raconter ce que l’on avait de plus douloureux ; sortir. Mais je suis parvenu ; couper ; tout ;a.
;D;s que j’ai jailli du placard, j’ai r;ussi apr;s avoir essay; sans succ;s les maths et l’acupuncture sur le longiligne m;decin qui m’interrogeait, ;  le pi;ger comme un gamin gr;ce au judo. Ce n’;tait pas les mouvements, les prises, qui l’int;ressaient, c’;tait les kuatsus, techniques du corps qui permettent de ranimer les victimes d’une chute violente ou d’un ;tranglement de judo. On peut ;galement emp;cher la douleur due ; un coup dans les testicules, de se r;pandre dans le bas ventre. Je suppose que tout le monde conna;t ;a aujourd’hui. ; l’;poque, les myst;res de l’Orient les enveloppaient encore d’un ;pais brouillard et ce n’est qu’apr;s avoir obtenu ma ceinture noire que mon professeur de judo m’avait transmis son savoir, d’ailleurs assez limit;.
;Le m;decin a mordu imm;diatement ; l’hame;on. Cinq minutes ; peine apr;s ;tre sorti de ma bo;te, je l’avais allong; par terre et devant ses infirmi;res ahuries, je d;montrais, sur lui, les man;uvres que seules une ceinture noire de judo ;tait cens;e conna;tre. En faisant cela, je d;rogeais ; un serment, mais, comme l’a si bien analys; Pierre Boulle dans “Un m;tier de seigneur”, ; quelles extr;mit;s n’irait-on pas pour sauvegarder son image.
;Je suis sorti de l; satisfait et d;sesp;r;. Je gardais mes migraines et ma n;vrose, et n’avais gagn; qu’une ordonnance me permettant d’acheter un analg;sique plus puissant, mais dans mon cas tout aussi inefficace que l’aspirine.

               
;  Le quai Lignon


;Le quai Lignon, en bordure du Parc de la T;te d’Or est un endroit unique pour moi. Il y a l; un b;timent, l’ex palais de la foire de Lyon o; j’ai, enfin, pr;sent; et obtenu la premi;re partie du baccalaur;at.
;Trois fois d;j;, j’avais ;chou;, aux deux sessions de 1950 et ; celle de juin 1951 sans m;me pouvoir acc;der ; l’oral. La premi;re ann;e, j’y ;tais all; en amateur tr;s imprudent, persuad; que mes connaissances grappill;es ; droite ou ; gauche allaient me permettre de passer haut la main sans m’abaisser ; bachoter.
;En juin 1951, je m’;tais pr;par; beaucoup plus s;rieusement, remont; et pouss; par Albert. Cela n’avait pas suffit ; passer l’obstacle.
;Septembre, c’;tait ma derni;re chance, je savais que je n’aurai plus jamais le courage de me pr;parer, et la crainte d’;chouer deviendrait totalement dissuasive. J’avais pu juger ; ma grande consternation de l’insondable effroi dans lequel je plongeais ; l’approche de l’;preuve. Je dormais de plus en plus mal les jours pr;c;dant l’examen et plus du tout la derni;re nuit. Pendant les ;preuves, je sortais deux ou trois fois pour aller vomir, sauf pour l’;preuve d’anglais car j’;tais s;r de moi.
;Techniquement, mon plus grand obstacle, c’;tait le fran;ais. A l’;crit de la premi;re partie du bac en section moderne, on avait quatre ;preuves, fran;ais avec une note ;liminatoire de sept sur vingt me semble-t-il, math;matiques, physique, et une langue vivante, dans mon cas, l’anglais. Les math;matiques et la physique ;taient normalement ; ma port;e, mais le fran;ais avec sa note ;liminatoire ;tait mon cauchemar.
;Il faut dire que je n’avais fait en tout et pour tout que trois dissertations de fran;ais dans ma vie, soit celles impos;es ; chaque ;preuve du bac que j’avais pr;sent;e.
;Il y avait une gr;ve en septembre 1951, des appariteurs, ou des concierges des ;tablissements, je ne sais plus, toujours est-il qu’on nous a fait composer dans le palais de la foire de Lyon et qu’il y faisait une chaleur ; crever.
;Comme je l’ai d;j; dit, je n’ai pas pu dormir la veille de l’;preuve de fran;ais et je suis arriv; dans un ;tat lamentable.
;J’ai oubli; ce sur quoi je me suis ;chin;, mais il s’est pass; que je croyais qu’il fallait donner la d;finition d’une dizaine de mots difficiles avant d’entamer la dissertation proprement dite.
;J’ai cherch; quels mots il fallait expliquer, je n’ai vu aucune indication pour cela dans le texte.
;Je me suis jet; ; l’eau, j’ai tir; une grande marge en rouge, j’ai ensuite ;crit la dizaine de mots les plus difficiles ; mon sens qui figuraient dans le texte et je me suis efforc; d’en donner une d;finition correcte.
;Mon voisin de droite, ; qui j’avais racont; ma peur panique du fran;ais, car j’avais sympathis; avec lui, jette alors un regard ; ma feuille pour voir si je progresse.
;Il d;couvre ma marge rouge et une liste ce qui le fait sursauter. De son index sur sa tempe il me manifeste fermement que quelque chose ne tourne pas rond dans ma petite t;te. Pourquoi cette liste absurde?
;C’est qu’apr;s mon troisi;me ;chec de juin 51 j’avais soup;onn; que je devais peut-;tre m’informer sur l’;preuve de fran;ais au bac.
;Pour trois francs six sous j’avais trouv; aux puces un bouquin fatigu; ;crit par le chanoine Ch. M. Desgranges, ;a s’appelait “La composition fran;aise aux divers examens, enseignement primaire sup;rieur et enseignement secondaire”, ou quelque chose d’approchant. Il y avait l; cinquante sujets d’;preuve de fran;ais avec pour chacun, comme pour un probl;me de math ou de physique, un corrig; type.
;Le livre m’est rapidement tomb; des mains, j’avais d;cid; de ne plus jamais le rouvrir tant je le trouvais assommant.
;Malheureusement, le premier devoir corrig; du chanoine, le seul que j’ai jamais lu, comprenait une dissertation ; r;diger sur un sujet dont j’ai tout oubli;, ainsi qu’une question, une liste de mots consid;r;s comme difficiles et dont il fallait donner le sens. Faisant d’un cas particulier une r;gle, j’en avais conclu que toutes les ;preuves de fran;ais du bac ;taient construites sur ce mod;le.
;J’oublie de dire qu’Albert m’avait ;galement recommand;, au moment de l’;preuve, de ne pas me jeter sur ma feuille, mais de regarder voler les mouches, expression qu’il affectionnait particuli;rement, pendant une demi-heure, afin d’;tre mieux inspir;.
;J’ai suivi son conseil scrupuleusement, une demi heure, c’est bien long et ni mon voisin, ni les surveillants ne comprenaient ce que je faisais ; regarder autour de moi. En fait, Albert n’avait pas tort, car je n’avais pas grand chose ; dire sur le sujet, moi si bavard d’habitude, de plus, vu la chaleur, il y avait effectivement pas mal de mouches ; observer.
;Si j’ai souffert en composant, je sais aujourd’hui et cela m’amuse, que cela a certainement ;t; bien pire pour le  malheureux qui a corrig; mon ours.
;Le jour de l’oral arrive. Je suis blanc, je n’ai pas dormi, j’;volue dans un cauchemar cotonneux, mais ;a marche. Je m’en sors partout. En anglais, je brille et le jeune prof qui m’interroge prend parti pour moi et m’avertit, m;fiez vous du prof de fran;ais, il veut votre peau. Et je le comprends, apr;s avoir lu ma copie, il a d; fr;ler l’apoplexie.
;S’il m’a coll; la note ;liminatoire en fran;ais ; l’;crit, ce n’est pas pour me manifester son amiti;, c’est sans doute afin de pouvoir me torturer ; l’oral et me faire payer les conneries que je l’ai oblig; ; lire.
;Je suis affreusement mal, car je suis maintenant dans la queue des candidats qui doivent affronter le prof le plus important de l’;preuve. Les candidats au baccalaur;at M comme moderne, donc les plus nuls qui soient dans les mati;res litt;raires, se retrouvent avec un coefficient de fran;ais qui offre de fait au professeur de la mati;re un v;ritable droit de veto par le pouvoir de la note ;liminatoire. C’est l; un des myst;res de l’;ducation nationale et de sa clef de vo;te, le baccalaur;at. Il est vrai que pour compenser cette idiotie, on avait oblig; les ;l;ves des classes de Philo ; se farcir une heure de physique par semaine. Ils ;taient cens;s apprendre le mouvement sinuso;dal et les lois du pendule simple. ;a aide certainement ; comprendre Spinoza, Kant et Descartes.
;Je suis donc dans la queue et je n’en m;ne pas large. Parmi les candidats, il y a deux petites brunettes, deux s;urs, les demoiselles Cl;ment.
;L’une d’elle ;tait derri;re moi, qui s’;nervait. C’;tait je crois l’a;n;e, celle  qui allait ;tre coll;e et elle en mourait d’avance de honte et de peur.
;Le prof au lieu de nous interroger commen;ait par nous tendre un bouquin ouvert sur un texte ; ;tudier. J’ai h;rit; d’une page de Chateaubriand connue des lettreux comme “ la nuit am;ricaine ”.
;Je n’ai jamais rien lu d’autre de lui. L’a;n;e des s;urs Cl;ment qui ;tait derri;re moi dans la file  m’a demand; dans un souffle ce que j’avais tir; comme texte. A ma r;ponse elle me glisse : « ah Chateaubriand, il a rouvert la grande nature ferm;e ».
;Mon tour vient enfin, la mort est pr;f;rable ; l’angoisse de son attente, je m’approche de l’examinateur, presque soulag;.
;C’est un gros homme assez jeune, aux cheveux couleur anthracite. Il a tr;s chaud, il transpire et souffle. Il reprend son livre et me demande ce que je peux dire de Chateaubriand. Moi, je ne sais exactement rien sur Chateaubriand, ou plut;t il y a cinq minutes je ne savais rien du tout. Mais je suis beaucoup plus savant depuis car j’ai lu les quatre lignes qui lui sont consacr;es et qui se trouvent en haut de la page du bouquin du prof. Je les r;cite d’un trait en pensant ma derni;re heure venue, je me dis qu’il va me dire que je me fous de lui. Je ne suis m;me pas capable de faire du belle marquise ou marquise belle, non je r;cite stupidement ce que j’ai lu. Il me dit que c’est bien et me demande de lui commenter le texte. Je me jette ; l’eau comme ; la piscine. Il dit d’abord qu’il ne comprend pas ce que je veux dire, ;a ne m’;tonne pas, moi non plus, puis  apr;s un temps, il bougonne, bon ;a suffit, parlez moi donc de Chateaubriand, que peut-on en dire de g;n;ral? Comment saurai-je ce qu’on peut en dire? Mais lui insiste et je vois qu’il est un peu diff;rent, qu’il veut m’aider maintenant alors qu’au d;but de l’oral, il donnait l’impression de vouloir me mordre. Il ne me para;t plus d;cid; ; m’;tendre, mais, h;las, rien ne me vient en t;te. Si pourtant, mais je n’ose pas, j’ai peur de me faire virer ; coups de lattes, mais je me lance et lui dit “ il a rouvert la grande nature ferm;e”.
;Le prof me regarde et dit vous voyez que le fran;ais ;a peut ;tre int;ressant, puis il ajoute, que bon, ;a ira, que je peux partir.
;C’est comme ;a que j’ai eu mon premier bac.
 
;GARE PERRACHE
 
;La gare Perrache est situ;e dans la presqu’;le de Lyon. Je la connais bien car je suis souvent all; ; Paris par le train de nuit. Il partait vers dix heures ou dix heures et demi du soir et arrivait autour de sept heures du matin ; la gare de Lyon.
;Je ne dormais jamais dans ces trains qui ;taient g;n;ralement bond;s. Si par une chance rare je disposais d’une place, je croyais de mon devoir de la c;der de fait au premier venu, lois de l’;claireur et tout, car il y avait peu de jeunes gens de mon ;ge ; fr;quenter ces trains de nuit, c’;tait donc ; moi de me lever. Pourquoi ces voyages?
;Mon p;re avait un ami pareur. En jargon de maroquinier, le pareur est celui qui amincit le cuir, en diminue l’;paisseur sur la face oppos;e ; la fleur de la peau. Sur les pi;ces d;j; d;coup;es par le coupeur, il cr;e une sorte de biseau  qui va permettre au maroquinier de remborder, de replier le cuir sur lui m;me apr;s l’avoir encoll;.
;Bien entendu, un bon pareur ne fait pas de casse. Il ne troue pas les pi;ces de cuir, n’en fait pas de la dentelle. Par son travail, il permet de faire facilement et rapidement des rembords r;guliers, il lui faut donc ;valuer l’;paisseur de cuir ; enlever qui d;pend de sa nature, agneau, box, vachette, l;zard etc. Pour le reptile, il doit de plus faire briller la peau en la frottant ; l’aide d’une pierre, une agate grosse comme le poing qui termine le bras d’une ;trange machine dite ; lisser. L; non plus il ne faut pas se rater car les peaux de crocodile valent la peau des fesses.
;Au point d’ailleurs que mon p;re avait mis en pratique un moyen  d’augmenter la valeur marchande de toute peau de reptile qu’il achetait. Il fallait pour cela disposer d’une baignoire remplie d’eau, d’une porte, de clous et d’un marteau.
;Nous avions tout cela rue Emile Decorps.
;En application de sa technique, mon p;re laissait mac;rer dans la baignoire une peau de crocodile. Cela durait plusieurs jours pendant lesquels ma m;re grommelait car elle ;tait alors interdite de bain.
;Apr;s, mon p;re d;posait une des portes de l’atelier, soit du second mansard;. Il en ;tait les poign;es et la posait par terre. Il commen;ait alors ; clouer la peau d;tremp;e de la b;te en tirant dessus au maximum afin d’en augmenter la surface et surtout la largeur. Et il lui fallait tirer dur, la b;te se d;fendait contre cette ultime offense. La peau de crocodile se vendait au centim;tre de largeur, mesur;e ; son maximum, ce qui correspond sans doute au tour de taille de l’animal encore vivant. Apr;s cette op;ration magique, toutes les peaux semblaient provenir de femelles crocodiles enceintes et ob;ses abattues au moment de la digestion d’un ibis particuli;rement grassouillet.
;Mon p;re ;tait tr;s fier du nombre de centim;tres qu’il r;ussissait ; gagner avec sa technique. Ma m;re pleurait sur la porte sacrifi;e. Il fallait attendre ensuite plusieurs jours pour que la peau tendue comme celle d’un tambour ait fini de s;ch;. On la donnait alors  au coupeur et elle finissait par se faire lisser par le pareur qui devait nous rendre des pi;ces aussi luisantes que si la peau de la b;te n’avait jamais subi la moindre avanie.
;Le pareur ami de mon p;re se pr;nommait Georges. Parlant de lui, mon p;re disait le plus souvent Parpeau, ce qui n’;tait certainement pas son nom mais sans doute celui de sa minuscule entreprise, puisqu’il travaillait seul, parfois aid; de sa femme. Pour lui qui ;tait un immigr; de la premi;re g;n;ration, ce n’;tait pas si mal trouv;. Et c’est donc ainsi que tout le monde l’appelait. Mon p;re l’aimait beaucoup. Parpeau ;tait un g;ant tranquille dot; d’une force impressionnante. Bien que tr;s lourd, il ;tait capable de se soulever ; l’aide d’un seul bras, je l’ai vu faire. Il avait alors quarante cinq ou cinquante ans. Mon p;re m’a racont; qu’au temps de la virulence fasciste ; Paris, avant la guerre, il lui ;tait arriv; de se trouver en bagarre aux c;t;s de Parpeau contre un groupe de Croix de Feu ou autres connards du m;me tonneau. Parpeau avait attrap; une chaise de fer ; une terrasse de caf; et il avait fonc; dans le tas, mon p;re soigneusement abrit; derri;re son immense carrure. Ils avaient travers; la manif fasciste sans aucun probl;me. Mon p;re ne s’;tant pas donn; le beau r;le dans ce r;cit, j’ai tout lieu de le croire exact.
;Parpeau ;tait install; ; Lyon et nous comptions parmi ses plus fid;les clients. H;las, les idylles les plus heureuses peuvent avoir une triste fin. Parpeau ne se plaisait pas ; Lyon, ; moins que ce n’ait ;t; sa femme ou leur fille. Ils d;cident de s’installer ; Paris. Sa femme, petite comme souvent les aiment les g;ants, ;tait rousse, un peu moche et donnait toujours l’impression d’;tre un peu gluante, juste assez pour qu’on n’ose rien accepter de boire chez eux, manger n’en parlons pas, rien que l’id;e soulevait le c;ur. Mais je suis s;r que c’est elle qui prenait les grandes d;cisions, et son mari ; la m;choire carr;e orn;e d’une canine en or de la taille d’un croc de lion, riait et filait doux.
;La famille Parpeau, donc, d;cide d’aller s’installer ; Paris au d;sespoir de mon p;re. D’abord, il est triste de ne plus avoir son copain sous la main, car c'est vrai qu'il l'aimait bien. Ensuite il est vex; parce que ce n’est pas lui qui va ; Paris le premier, des deux, c’;tait lui le malin apr;s tout. Enfin qui va lui parer son cuir digne, ; peine, du meilleur?
;La solution a ;t; vite trouv;e. On allait me confier r;guli;rement deux valises immens;ment lourdes, mais j’;tais costaud, je faisais du judo, et m’envoyer ; Paris par le train de nuit. Je porterai, d;s mon arriv;e ; la gare de Lyon, les pr;cieuses valises ; l’atelier de Parpeau, qui toute affaire cessante se mettrait au travail. Le soir, je reprendrai la cargaison de cuir par;e ou liss;e de sa main de ma;tre, retournerai ; la gare de Lyon pour revenir ; la ville du m;me nom par le train de nuit.
;Ces voyages ;taient de vrais cauchemars. Je ne dormais pratiquement pas dans le train, et deux nuits de suite, c’;tait rude. Les valises ;taient tr;s lourdes, plus exactement elles ;taient trop lourdes pour moi, je me r;pais les paumes des mains. C’;tait un vrai purgatoire que d’avoir ; les tra;ner dans les gares, dans les interminables couloirs du m;tro, dans les escaliers de l’immeuble de Parpeau.
;A peine arriv; ; son quatri;me sans ascenseur, je me sauvais en inventant un pr;texte nouveau ; chaque fois, j’ai un don pour ;a, afin de me soustraire ; la sollicitude de Madame Parpeau qui se serait sold;e par un verre de th; et une tartine beurr;e.
;Je filais me taper un cr;me avec un croissant dans n’importe quel caf;, puis je devais tra;ner jusqu’; neuf heures. C’est ; cette heure qu’ouvrait la librairie Smith and sons, o; j’avais rep;r; un vendeur rouquin et ;cossais. J’;tais tr;s fier de lui parler anglais car il avait l’;l;gance de supporter mes balbutiements et me r;pondait avec patience et lenteur dans sa langue. C’est l; que j’ai achet; mon premier dictionnaire anglais fran;ais, sur ses conseils.
;Apr;s j’allais aux Champs Elys;e car il y avait des salles de cin;ma qui ouvraient le matin d;s dix heures. Je m’installais voir un film quelconque et je pouvais enfin dormir un peu. Le reste de la journ;e se passait au cin;ma et dans les milk-bars, je ne sais plus ce que j’y trouvais de sp;cial, mais j’y ;tais toujours fourr;. J’imagine aujourd’hui que ;a devait faire am;ricain, que si il y avait eu des Mac quelque chose, c’est l; que j’aurai passer la moiti; de la journ;e, car l’Am;rique avait encore pour moi un immense prestige. Je me souviens que je ne lisais rien du tout sauf le journal qui me donnait les programmes de cin;ma. Jamais je n’ai eu l’id;e d’aller dans un mus;e, de voir une exposition, de visiter un quartier.
;Il m’est arriv; au cours de ces s;jours ; Paris de d;roger ; ce programme. J’ai pu revoir Daniel un jour. Je suis all; chez lui ; midi, sans pr;venir  et c’;tait sans doute un jour f;ri;.. Daniel ;tait avec sa copine, une petite femme vive qui lui allait tr;s bien. Ils allaient s’attaquer ; un immense plat d’hu;tres et j’ai regrett; am;rement de ne pas ;tre un juif religieux suivant strictement le casheroute, car j’aurai eu une bonne raison de refuser d’en manger. Je n’ai su dire que des banalit;s du genre, je n’en ai pas envie, ce que Daniel a balay; d’un geste de la main. Apr;s ;a a ;t; la catastrophe. Je ne me souvenais pas qu’on pouvait ;tre aussi malade. J’ai tra;n; en vomissant dans tous les caniveaux de Paris jusqu’; l’heure o; j’ai d;  ; nouveau me coltiner les deux maudites valises. Elles sont un peu moins lourdes au retour, c’est vrai, mais l’aller suffisait ; me mettre les mains en sang, difficile dans ces conditions de savoir ce qui ;tait le pire de l’aller ou du retour.
;Un jour mon p;re m’a charg; d’une mission suppl;mentaire. Je devais imm;diatement apr;s avoir quitt; Parpeau me rendre boulevard de Belleville o; se trouvait le meilleur sp;cialiste de machines Singer de France et pourquoi pas d’Europe. A Lyon, bien s;r, il n’y avait que des kalik;s, ;a pour lui c’;tait le supr;me du m;pris, en russe ;a veut dire exactement des estropi;s. Je dois voir le patron du petit magasin, un certain Alex Fleishhaker. Je dois lui remettre une pi;ce de notre machine canon. Il a lui m;me la pi;ce qui nous manque et qui doit s’ajuster ; celle-l; moyennant quelques heures d’un travail de pr;cision qu’il est seul capable d’ex;cuter. C’est qu’il a appris le m;tier ; Berlin pas comme les n;b;khl ( pauvres types, nuls, incapables qui g;missent sur leur sort) qui peuplent les ateliers d’ici.
;Je trouve l’atelier, qui est ;galement une boutique, ; l’adresse indiqu;e, ;a commence bien. Il y a l; trois personnes qui me regardent fermer la porte sans me dire un seul mot. Deux vieux et un jeune. Un des vieux s’approche tout de m;me et demande ce que je veux. J’explique la raison de ma visite: je viens de Villeurbanne de la part de mon p;re, j’apporte la pi;ce de la Singer pour monsieur Fleishaker. Il me la prend des mains l’observe, la retourne et dit bon ;a ira, revenez ce soir. Je cours aux Champs Elys;e, on y donne Le Magicien d’Oz, je le vois deux fois de suite, la premi;re fois je dors, la seconde je vois tout, j’essaie m;me de noter les paroles des chansons dans le noir tant je m’enthousiasme pour Judy Garland.
;Le soir, c’est la tuile. La pi;ce n’est pas pr;te. Le Fleishaker montre ce qu’il a fait, ce qui reste ; faire et il dit, c’est du travail, il n’y en a pas beaucoup qui savent en faire autant, jeune homme.
;Comme mon p;re, il consid;re qu’il est absolument fabuleux dans son m;tier, ce que les m;diocres qui l’entourent ne peuvent r;aliser, il est donc pr;f;rable qu’il se charge lui-m;me de se faire des compliments.
;Je demande pourquoi il n’a pas fait ceci ou cela. Il ne me regarde m;me pas et r;pond en yiddish : ”a nar vazm; nicht ka halb; arbit” , ce qui veut dire qu’il m’envoie me faire foutre et plus pr;cis;ment, ” ; un imb;cile on ne montre pas la moiti; d’un travail”. Charmant. Il ajoute qu’il en a encore pour trois jours.
;Je ne sais pas quoi faire, j’ai aussi les deux valises ; prendre chez Parpeau. On m’attend  avec, demain matin, ; Villeurbanne.
Je t;l;phone ; mon p;re qui est furieux. Il s’;tait entendu avec Fleishaker, qui avait jur; pouvoir faire le travail dans la journ;e. ;Mon p;re d;cide, sans doute pas m;content du pr;texte puisque de toute fa;on il n’aura pas son cuir par; le lendemain, de faire un saut ; Paris. Je vais dormir dans un h;tel, et je l’attendrai au train du matin. De la gare de Lyon, on file droit chez le Fleishaker.
;Stup;fait, je d;couvre que tout est de ma faute, je n’ai pas parl; au bon Fleishaker, ; celui qui avait la bonne pi;ce. Je ne comprends rien ; ce qu’on me dit l;. On m’explique du bout des l;vres. Il appara;t que j’ai trait; avec Jacob Fleishaker, pas avec son fr;re Alex. Or, les deux fr;res sont ennemis depuis longtemps, tout le monde le sait, mais partagent le m;me atelier/magasin. Il prennent les nouveaux clients ; tour de r;le. Je n’avais qu’; ;tre plus attentif, mon p;re avait dit Alex, qui avait la pi;ce qu’il fallait, il n’a jamais parl; de Jacob lequel doit la refaire enti;rement ; la main alors que son fr;re l’a en poche mais ne la lui l;chera pour rien au monde. Je me d;fends, mais l’autre, l;, il m’a bien vu, il n’avait qu’; intervenir. Impossible, depuis leur brouille les fr;res ne se parlent pas, n’interviennent jamais dans les affaires de l’autre.
;Cet ;pisode m’a donn; l’occasion d’admirer une fois de plus les capacit;s de mon p;re ; parler les langues ;trang;res.
;Mon p;re s’installe dans le petit h;tel o; j’avais pass; la nuit. Le lendemain, en descendant l’escalier au tapis us; jusqu’; la corde, nous entendons une discussion assez violente mais ;trange.
;Le patron et une cliente se font face et ;a ne se passe pas bien du tout, le patron gueule autant qu’il le peut, la dame, blonde et jeune, r;pond sur le m;me ton mais je ne comprends rien de ce qu’elle dit, le patron non plus, puisqu’elle ne parle pas fran;ais.
;Mon p;re intervient alors et commence ; essayer ce qu’il conna;t, le yiddish, non, l’anglais, c’est inutile, ;a n’y ressemble pas. Il essaie alors le polonais puis le russe et quelque chose se passe, elle semble comprendre un peu, se calme et parle avec un peu plus de clart;, et voil; que mon p;re lui r;pond. C’est parti, il fait l’interpr;te, il y avait un quiproquo, il le dissipe, on s’embrasse, tout s’arrange et nous sortons dans la rue pour aller chez ces andouilles de Fleishaker.
;En route, je demande ce que parlait la dame. Le tch;que dit mon p;re, et moi je lui dis que je sais qu’il parle aussi h;breu, mais pas tch;que.
;Bof, tu sais, ce n’est pas une langue si loin du russe et du polonais. Au camp, j’ai appris ; me d;brouiller en tch;que aussi. Par contre, l’amour de la v;rit; m’oblige ; dire que les langues latines, le fran;ais except;, ne lui r;ussissaient pas du tout.   
;J’ai pris le train pour la derni;re fois de la gare Perrache ; la fin de l’;t; 51. Lorsque l’atelier de la rue Emile Decorps a ;t; ferm;, pour cause de faillite, nous avions travaill; avec mon p;re dans d’autres ateliers, lui comme mod;liste, moi comme ouvrier. La maison de la rue Emile Decorps ;taient trop grande pour nous trois, mon fr;re vivait depuis longtemps ; Paris.
;Nous n’avions plus qu’; rembourser les dettes. Apr;s quoi, mon p;re a jug; qu’il ;tait temps de retourner dans la ville de son c;ur, Paris. L; nous trouverions un logement pas cher et lui pourrait gagner beaucoup d’argent comme mod;liste. Qui sait, peut-;tre pourrait-il se relancer une fois de plus et redevenir patron maroquinier. De toute fa;on ;a aurait plus de gueule ; Paris qu’; Lyon o; les gens sont des petits qui ne l’ont jamais compris.
;Une fois de plus, on s’est s;par; de nos meubles, on ne pouvait pas les emmener l;-bas, dans le meubl; pas cher qui nous attendait. Et puis ils ;taient moches, mon p;re a jur; qu’on aurait du neuf, il n’y a que ;a de vrai, on irait aux Galeries Barb;s, ou chez L;vitan, il n’y a pas mieux.
;Moi, il fallait bien que je reste ; Villeurbanne, encore un bon mois, car j’avais ce fichu bac ; passer. J’;tais tout seul dans la maison presque vide, les seuls meubles qui restaient ;taient vendus ou donn;s, et attendaient, recouverts de vieux draps blancs.
;Le bac pass;, je suis parti avec une valise contenant tout mes effets personnels et une cantine de livres. A la gare, personne n’;tait l; pour agiter un mouchoir et d’ailleurs, le cas ;ch;ant, j’aurai pr;tendu que je trouvais cela idiot, cela ne m’a pas moins serr; le c;ur.
             

;Bref regard et fin de la maison
;Je suis revenu ; Villeurbanne, tr;s bri;vement, une dizaine d’ann;es apr;s cette visite m;lancolique.
;Je faisais partie d’un groupe qui visitait des laboratoires priv;s et publiques. Nous sommes rest;s deux jours ; Lyon, et nous avions un programme tr;s charg;. J’ai d;couvert avec un petit sourire amus; que nous allions passer deux heures ; Villeurbanne, ; visiter un laboratoire des usines Delle. Se pourrait-il que ce soit l’usine qui ;tait derri;re La maison?
;Nous ;tions en car, j’;tais mal plac; et je n’ai rien reconnu pendant que nous traversions la ville. Les visites du souvenir doivent se faire ; pied, c’est bien connu.
;Dans l’usine, on visite, on ;coute, les plus intelligents posent des questions, les plus b;tes aussi, d’autres se reposent, cerveau vid;, yeux grands ouverts.
;Au moment de quitter l’usine, on nous offre un verre au dernier ;tage du b;timent administratif. Je jette un coup d’;il par la fen;tre, et je d;couvre ; cent m;tres, sous un angle absolument nouveau pour moi, la maison du trois rue ;mile Decorps. Son jardin rectangulaire s’enfonce droit dans le terrain de l’usine. D’ailleurs, un pont roulant  s’arr;te ; sa limite de chaque c;t;. La petite maison est comme prise en tenaille. J’interroge le directeur de l’usine. Il explose, ne peut se contenir, c’est l; sans doute un caillou dans sa chaussure qui avec le temps est devenu un roc inamovible. Il explique, parlant avec hargne, que cette minable maison emp;che de produire correctement, que cela g;ne le d;veloppement de l’usine, que le propri;taire est un vieil ent;t; qui n’accepte de vendre ; aucun prix.
;Le pot se termine dans un quart d’heure, je sors comme un fou de la salle de r;ception et je cours rue ;mile Decorps.  La maison est bien l;, rien n’a chang;, les deux grands isolateurs marrons, certainement fauch;s ; l’usine que je viens de visiter, flanquent toujours les quatre marches du petit escalier menant au perron. Je me pends ; la sonnette pour qu;mander le droit de jeter un coup d’;il ; l’int;rieur, pas de chance, il n’y a personne et je reviens en courant vers le bus o; mes coll;gues m’attendent d;j;.
;Mais aujourd’hui, je reviens, tout seul, et j’ai davantage de temps ; consacrer au souvenir. Dix ans ont pass; depuis que j’ai revu la maison et c’est avec beaucoup d’inqui;tude que je m’approche de la rue ;mile Decorps.
;Je d;couvre que la maison a r;sist; vaillamment, mais a fini par perdre la guerre il y a peu. C’est un promoteur immobilier qui a eu sa peau. Tout le d;but de la rue fait l’objet d’un programme d’urbanisation, on y construira barres et tours. L’usine Delle a abandonn; apparemment ses objectifs d’expansion. Je suis arriv; quelques mois trop tard, au pire moment pour le romantisme du souvenir. Je n’ai eu ; contempler que les ruines pr;c;dant des travaux. Je d;couvre un spectacle d;solant. On a laiss; debout le petit muret et la grille donnant sur la rue, ainsi que les deux petits platanes, mais la maison a ;t; ras;e. Plus exactement, on en a abattu les murs et laiss; les gravats sur place. Il y en a un tas ;norme devant mes yeux, c’est idiot, que c’est b;te, cela me cr;ve le c;ur, je sens monter les larmes. Derri;re la maison, au milieu du jardin, il y avait un petit cerisier au tronc de traviole qu’on peut voir maintenant de la rue, il est tout seul, moi aussi.;


               

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