Interview de s. jirnov a charlie hebdo en 1999

Сергей Жирнов
Интервью Сергея ЖИРНОВА французскому сатирическому еженедельнику "Шарли Эбдо",
опубликованное в номере 353 от 24 марта 1999 года


Interview de Serguei JIRNOV
Charlie Hebdo n° 353, 24/03/1999


REPORTAGE a MOSCOU
TOUT VA BIEN EN RUSSIE:
"LA MAFIA, CE N'EST QUE DE L'ECONOMIE PRAGMATIQUE"
"IL NOUS FAUT UNE CATASTROPHE" (Jirnov)

Nous nous rendons maintenant chez Serguei Jirnov. En 1991, il est le premier Russe a etre entre en cycle long a l'ENA. Un enarque russe, voila qui promet d'etre etrange. Il habite dans le nord de Moscou, dans un quartier ou semblent se deployer a l'infini les dizaines d'immeubles, gros poulaillers de beton rectangulaires.
On finit par trouver l'entree n°6 du corpus n°2 de la maison n°27

Apres avoir deverrouille ses deux portes blindees, Jirnov nous accueille dans son petit studio surchauffe. D'emblee, il rend compte de cette difficulte de percevoir la realite russe.
 " D'abord, il faut bien comprendre que la Russie veritable commence au Kaltso, le peripherique moscovite. Moscou est une espece de bulle, a la fois privilegiee et sauvage, avec ses regles propres. Il y a comme un mur entre la realite moscovite et la realite du reste de la Russie.
 Et puis surtout, s'il est si difficile d'evaluer l'etat veritable du pays, c'est parce que les elements pris en charge par les statistiques sont peu nombreux. L'economie officielle, recensee, correspond a 1/10 de l'activite. Tout le reste, l'economie reelle, il est pratiquement impossible de l'apprecier.
 Il faut bien voir, par exemple, que 90% des Russes possedent un lopin de terre. Mes parents vont vivre six mois de l'annee dans leur datcha. Ils produisent jusqu'a deux tonnes de patates ! Et, pendant ce temps, leur retraite derisoire s'accumule.
 Et puis la Mafia... La majorite de ce que vous, vous appelez mafia, ce n'est rien d'autre que l'economie pragmatique.
 
- Qu'est-ce qui a change avec la crise ?
 - La crise, elle est dans la tete des gens. Malgre tout, ca fonctionne, le systeme D marche vraiment bien. La Russie n'est pas l'ethiopie. Il y avait un moment ou ca allait tres mal en France et on avait envie de montrer qu'il y avait pire ailleurs. a force de regarder dans la grosse loupe, on ne voit plus le reste. Il faut jeter la loupe qui tend a generaliser l'idee d'une Russie en plein catastrophe. Avant, c'etait un catastrophe permanente. Les Russes etaient dans la lutte, ils ne voyaient pas les tuyaux qui fuient. Aujourd'hui, ils sont en crise parce qu'ils apprennent une vie normale.
 
- Comment voyez-vous le nationalisme qui se reveille, l'antisemitisme qui est proclame de plus en plus ouvertement?
- Il faut bien voir que, en ce moment, le peuple est encore sovietique. Il commence seulement a devenir russe. Il n'y avait pas de peuple russe sous les soviets. Moi, je me rends bien compte aujourd'hui que si pratiquement toute ma vie j'ai su ce qu'etait l'Union sovietique je ne savais pas ce que c'est d'etre russe. Je me suis senti russe pour la premiere fois a l'etranger. On me ramenait a ce que j'etais. C'etait des cliches bien souvent, une espece de Russie pittoresque, avec la balalaika que je hais, mais c'etait quand meme autre chose...
 Les gens ont perdu la boussole. On n'a plus la notion du bien et du mal. Ils sont livres a leur liberte ou a leur impuissance. Ils n'ont plus rien. Ils sont frustres. Ils ne savent pas ce qu'ils sont.
 Et c'est la ou ca devient tres dangereux : il y a tous ceux qui reinventent une Russie mythique a partir de rien, avec la nostalgie de la Grande Russie d'avant. La reference a la terre mere, bien s;r. Il y a meme un groupe de gens qui vit dans les forets, qui prone un retour a l'usage des vieilles coutumes. " Retournons dans nos isbas... "
 
Et tout ca est tres special en Russie parce que c'est lie a l'ambiguite du patriotisme sous la periode sovietique. Officiellement, il n'y avait pas de patriotisme, l'ideologie d'etat etait cosmopolite. Mais il faut voir comment le patriotisme a ete utilise par Staline, au moment de la guerre. Il a reveille une emotion qui devait se cacher. Et puis apres, quand les soldats revenaient, il les deportait. Apres l'avoir utilise, il voulait purger le patriotisme.
  - Vous semblez avoir peur du peuple russe...
- Mais le peuple est con. Vous allez dire que c'est l'enarque qui ressort... C'est ce que je pense. Il n'y a pas de conscience politique. J'ai peur qu'il y ait un retour vers le communisme avec un modele chinois. En fait, il faudrait dire les choses autrement. J'ai pas de compassion pour la populace. Le peuple manque. Je crois qu'il n'y a qu'une chose qui peut faire que la populace devienne le peuple, c'est une catastrophe nationale. Il y a une attente de la catastrophe. Il nous faut une catastrophe pour que la populace comprenne qu'il faut agir et devienne le peuple.
- Dans ce contexte que vous decrivez, comment considerez-vous la classe politique russe ?
- Regardez Moscou, par exemple... Loujkov... Pour moi, c'est comme Staline. Loujkov est totalitaire. Il veut s'en mettre plein les poches. Il est anticapitaliste. Il utilise les initiatives individuelles. Toute la vie de la ville doit s'en remettre a l'arbitraire de ses decisions. Ainsi, les magasins doivent payer pour les affiches qui annoncent qu'il y aura, disons, une "fete" a Moscou. ca, c'est pas grand-chose, mais comment croyez-vous qu'il finance des projets comme la reconstitution de la cathedrale du Christ-Sauveur ? Il fait comme toujours. Il va demander 3 millions de dollars a une entreprise et, si elle refuse, il envoie la police fiscale et demande 10 millions de dollars. Loujkov prend les chefs d'entreprise en otage. Il se fout des lois. Le pouvoir central, a Moscou, n'a aucun pouvoir. Un seul exemple : la propiska. C'est l'autorisation d'habiter dans la ville. Le pouvoir central a supprime la propiska : n'importe quel Russe a le droit de circuler dans son pays. Loujkov n'applique pas cette loi. Il faut un laissez-passer pour entrer a Moscou. Loujkov est le tsar d'un etat dans l'etat. Moscou, c'est Monaco. "

Pourtant Loujkov a ete plebiscite lors des elections de juin 1996 ! 89,65% des suffrages. Les Moscovites adorent ce fils de charpentier devenu richissime et puissant. Ils sont hypnotises par le national-populisme de cet admirateur de Pierre le Grand. La ville, geree comme une entreprise, est devenue moderne, propre, lumineuse. Alors, si la "rumeur" ( euphemisme pour "tout le monde le sait" ) dit que, meme au niveau du petit commerce de rue, la mairie parvient a prelever son ecot par le truchement de structures mafieuses, partenaires ou sous son controle, ce n'est qu'une rumeur. Les Moscovites vous le disent : " C'est normal... Ce n'est pas si grave... " Tant que tout le monde en profite ou croit en profiter...

" Les Russes n'ont pas appris a revendiquer leurs droits, reprend Jirnov. Je vais vous donner un exemple : j'ai un ami qui fait un proces a un magasin a cause d'un gros achat qui s'est mal passe. C'est tres rare, ce genre de chose. Quand j'ai raconte l'histoire a mes parents, ils etaient effrayes. D'autant plus qu'ils apprennent que moi-meme, je fais un proces a une administration qui ne veut pas me remettre un diplome que j'ai obtenu, et auquel j'ai droit. C'est incomprehensible pour eux. Ils n'ont pas confiance. Et, surtout, ca leur fait peur. " Tu vas te faire tuer ", ils me disaient. Mon ami a fini par gagner le proces. Moi, je ne baisse pas les bras. Avec le temps, mes parents finissent par changer de mentalite. L'autre jour, mon pere me dit que l'etat s'est trompe dans le paiement de sa retraite, il me dit qu'il va peut-etre leur faire un proces.

Pour moi, tout ca, c'est le dur apprentissage de la responsabilite. Mais la plupart des gens disent qu'ils en ont marre : " Reprenez vos droits et votre democratie et donnez-nous du pain ! " La responsabilite est lourde a supporter, et certains attendent a nouveau le "messie" communiste. C'est de ca que j'ai peur.
 
Mais pourtant, je suis optimiste. La Russie vit son adolescence. Elle entre dans la puberte. Bientot, elle se fera depuceler, et ca va faire mal. Je donne entre cinquante et cent ans au pays pour se construire...
 
- C'est ca que vous appelez optimisme ?
- Regardez en France, avec le souvenir de quatre ans de collaboration, combien de temps il vous a fallu... Et ce n'est pas encore fini. Nous, c'est pas quatre ans, mais soixante-dix ans de sovietisme qu'on doit purger ! "
 On pointe le doigt sur le buste massif de Lenine, qui jette son regard pointu sur l'unique piece de l'appartement de Jirnov.

- Vous non plus, vous ne vous voulez pas oublier !
- Je voulais garder une relique du grand-pere... "

Stephane Bou
Dessins RISS